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Scènes vides… poches vides?

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Pour les danseuses, la maîtrise du corps est moins importante pour subsister que la question de savoir si elles recevront des indemnités ou pas. Westend61 / Ezequiel Giménez

La Suisse veut préserver sa vie culturelle durant la pandémie. Pour ce faire, certains cantons attribuent au secteur de la culture des compensations forfaitaires. Tous les espoirs sont-ils satisfaits?

La culture suisse est diverse. Mais aussi longtemps que les théâtres et salles de concert garderont portes closes, les actrices et acteurs de ce secteur resteront dépendants de soutiens. Toute la bureaucratie qui a vu le jour depuis le début de cette crise pour garantir leur survivance est, elle aussi, très diversifiée.

Chaque canton a édicté des directives et ordonnances en la matière. Outre les requêtes pour les cas de rigueur, d’autres mannes se sont offertes pour permettre au monde culturel d’assurer sa survie. Mais nombre d’associations sont assaillies d’appels pour démêler la jungle actuelle des formules de soutien.

«Il est très compliqué d’avoir de la cohérence avec toutes ces mesures. A fortiori, si on les modifie toutes les deux semaines», constate Sandra Künzi, présidente de la principale association de défense du théâtre indépendant en Suisse (Theaterschaffende Schweiz).

Elle s’offusque que les autorités «qui créent ou mettent en œuvre ces mesures soient incapables d’avoir une vision panoramique de ce paquet d’aides et surtout de les faire cohabiter». Des dossiers sont ainsi refusés parce que les offices chargés d’y répondre «ne comprennent pas assez bien la réalité sur le terrain», estime-t-elle.

Mais le monde entier butte sur ces difficultés. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a communiqué en juin dernier que la consommation culturelle chute en principe d’environ 75% durant une période de confinement. À la fin 2020, aux États-Unis, plus de la moitié des comédiennes et comédiens et danseuses et danseurs étaient déjà au chômage.

Enchevêtrement de modèles

En Suisse comme dans l’Union européenne, beaucoup d’acteurs de l’univers de la culture travaillent en tant qu’indépendants, souvent engagés au coup par coup. Déjà en situation précaire avant la pandémie, ce monde-là s’interroge sur les chemins à emprunter pour assurer au minimum sa survie, car toute l’aide n’arrive pas.

À l’exemple d’indépendants qui au début de la crise n’ont perçu parfois aucune compensation ou sinon ridicule (1,60 franc/jour). Des sommes qui doivent parfois être restituées après l’introduction de nouvelles formes d’aide, tandis que la bureaucratie n’arrive pas toujours à vérifier qui a droit à quoi, engendrant des réclamations.

Un méli-mélo si déroutant que des associations culturelles ont dorénavant posté de petits films d’animation donnant un aperçu de cet enchevêtrement. Des clips où les relents kafkaïens ont même été accentués avec la présence d’officiers en uniforme.  

Prisonniers de la bureaucratie

Et plus la crise dure, plus la situation devient absurde. Lors de la première année, des performances poétiques, des pièces de théâtre et des concerts programmés ont dû être annulés puis, pour certains seulement, reprogrammés en 2021. Dans la plupart des cantons, des indemnités fictives pour pertes de gains sont prévues dès lors que les personnes concernées prouvent l’existence d’un revenu moyen réel sur la même période l’année avant la pandémie.

Souffrant de cette bureaucratie, de plus en plus de gens trouvent l’idée d’introduire un revenu de base inconditionnel séduisante. Si les personnes actives dans la culture avaient ainsi eu droit à un montant mensuel fixe sans devoir justifier des échecs ni fournir des éclaircissements, les bureaux de l’administration auraient été déchargés et les sommes auraient été virées plus rapidement.

En janvier dernier, un espoir est né lorsque la conseillère d’État zurichoise chargée de la culture, Jacqueline Fehr (PS), a promis un «revenu forfaitaire». Au lieu de dédommager des prestations ou des représentations fictives pour 2021, le canton de Zurich opte pour verser des revenus fixes avec un plafond à 3840 francs/mois.

Mais comme cette proposition n’a pas eu l’air de plaire aux autorités fédérales, suscitant une dispute à Berne, cette aide rapide a dû être retardée puis introduite dès le mois de mars seulement.  Se calquant sur le même modèle, le canton de Bâle-Ville est allé plus vite en besogne afin de couvrir dans l’urgence les «besoins de subsistance» de la culture, faisant alors fi des fonds nationaux.

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L’étoffe des rêves (et de l’art): Hanna von Goeler, «Mon argent, ma monnaie» (2012) Hanna von Goeler

Nombreuses conditions

Mais n’ayant rien d’inconditionnel, ces compensations ne satisfont pas tout le monde. À Bâle-Ville, le plafond fixé à 3000 francs par mois se situe à peine au-dessus du minimum vital. Et tout salaire perçu par un autre biais devra en être déduit. Seules des exceptions sont prévues pour les personnes avec enfants.

À Zurich aussi, chaque franc gagné en dehors de ce revenu forfaitaire est déductible du salaire de remplacement. De la frustration se fait entendre, liée au fait chez certains de devoir vivre parfois sous le seuil de pauvreté pour avoir jadis encaissé, dans les «mauvais mois», des revenus trop élevés.  

Des protestations se font entendre à Zurich, où les personnes actives dans le secteur de la culture sont contraintes de se mettre indépendantes pour percevoir ce revenu. Selon l’Association suisse des artistes de scène (SBKV), 95% des intermittents en seraient exclus. Mais le parlement suisse pourrait rectifier le tir.

Formalités existentielles

Avant la pandémie, le secteur culturel s’interrogeait à peine sur la pertinence de se conformer au statut d’indépendant. La crise a permis de voir à quel point ces formalités sont importantes du point de vue des fonctionnaires. Ces questions sont même devenues existentielles.

Quelques indices ont été divulgués à Bâle-Ville sur le nombre de demandes déjà déposées. Deux semaines et demie après l’introduction de l’aide de subsistance, plus de 130 requêtes ont été enregistrées. Si elles sont approuvées avec pour barème le montant maximal de financement, le coût serait de 2,5 millions de francs.

Pour rappel, le canton de Bâle-Ville a clôturé l’année de crise 2020 avec un excédent d’environ 300 millions de francs. Un demi-milliard de bénéfices est projeté dans celui de Zurich. De quoi faire passer cette aide à la culture pour des cacahuètes.

Dans un arrêté, le Conseil fédéral avait précisé l’automne dernier que les mesures de soutien à la culture avaient pour but «d’éviter des dommages durables pour le paysage culturel suisse». Il s’agit «d’en préserver sa diversité», disait-on alors à Berne. Mais selon un récent sondage de la Task Force culture romande, 43% des actrices et acteurs de la culture en Suisse romande redoutent de devoir quitter la profession pour des raisons économiques. Raison pour laquelle le canton de Genève étudie aussi le modèle zurichois.

Pour autant, ces modèles introduits à Zurich et à Bâle-Ville apportent-ils vraiment une aide accélérée au secteur de la culture ainsi que moins d’énervements bureaucratiques? «Je ne peux pas l’affirmer avec certitude», s’exclame Sandra Künzi. Pour l’heure, les données manquent. Nonobstant, la présidente de l’association de défense du théâtre indépendant en Suisse demeure optimiste. Pour elle, des versements plus rapides et moins de bureaucratie est la solution pour parvenir à une situation «gagnant-gagnant».



(traduction de l’allemand: Alain Meyer)

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