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En Suisse aussi, les scientifiques s’écharpent sur l’utilité du confinement

Les marchés reprennent peu à peu leurs droits en Suisse, où une étape décisive vers le déconfinement a été franchie le 11 mai. Keystone / Alessandro Della Valle

Fallait-il mettre une bonne partie de la Suisse à l’arrêt durant près de deux mois pour lutter contre le Covid-19? Un expert en gestion de catastrophe craint que le remède ait finalement été pire que le mal. Le débat est lancé tandis que la population suisse se déconfine gentiment.

«Le verrouillage – ou confinement – des pays européens a donné un résultat que nous avons pu quantifier, soit une diminution des décès de l’ordre de 50 personnes par million d’habitants». Selon les calculs de l’équipe du professeur Didier SornetteLien externe, expert en risques entrepreneuriaux à l’Ecole Polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), le semi-confinement duquel la Suisse sort à pas comptés depuis lundi, aurait épargné 400 morts supplémentaires au pays par rapport à un confinement plus modéré «à la suédoise». Sur un total d’environ 1800 décès liés à ce jour au Covid-19 en Suisse.

«Le confinement est un instrument brutal, médiéval et de dernier recours quand on est désarmé ou dans un état d’incertitude maximale». Didier Sornette, professeur à l’EPFZ

Les calculs et propos de ce spécialiste en gestion de catastrophe épidémiologique et nucléaire bousculent le monde scientifique.

Rétrospectivement, il juge avec sévérité la méthode du confinement ou «lockdown»: «Un instrument brutal, médiéval et de dernier recours quand on est désarmé ou dans un état d’incertitude maximale». De plus, alors que le Covid-19 était supposément présent en Suisse en tout début d’année déjà, confiner tard n’aurait eu que des effets relativement faibles, selon lui.

«Endormi au volant»

«C’est toujours plus facile d’avancer de tels calculs deux mois après», réagit Didier TronoLien externe, membre de la Task-Force Covid-19 chargée de conseiller la Confédération et lui-même professeur au Laboratoire de virologie et génétique de l’Ecole Polytechnique de Lausanne (EPFL). Il s’empresse d’ajouter qu’au début du confinement, «nous ne savions pas, nous scientifiques y compris, si le vase allait déborder ou non en Suisse. Et si les structures hospitalières allaient surtout également tenir le choc».

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Didier Sornette est, lui, convaincu que le processus était déjà mal emmanché sur le plan de la prévention. «On s’était endormi au volant», résume-t-il à SWI swissinfo.ch. «Ainsi avons-nous assisté d’abord à une négation de l’importance de cette pandémie se développant en Chine, puis à une critique de la Chine qui confinait trop. Un pays soi-disant incompétent. Puis le Covid-19 est arrivé sur nous alors que nous n’étions pas assez préparés. Ce fut la panique dans certains pays européens et plusieurs ont commencé d’imiter la Chine, mais en moins bien. Il n’aurait pas fallu confiner brutalement, mais plutôt cibler les zones chaudes et épicentres», défend-il comme option.

Didier Trono nuance cette alternative. «Le Covid-19 s’est répandu dans certaines régions – Tessin, Bâle, ainsi que la région lémanique – comme de l’encre sur du buvard, avec de multiples points d’entrée simultanés dans une population démunie de toute immunité spécifique. Nous étions alors confrontés à un virus que nous ne connaissions pas et à la rapidité de sa propagation. Il a donc fallu procéder dans l’urgence». Sans penser alors directement aux dommages collatéraux d’un confinement, «car la santé des gens et la protection du système médico-hospitalier primait». 

Estimer la valeur des vies

Pour Didier Sornette, on a pu penser que le SARS-Cov-2 était comparable – en termes de taux de mortalité – «à la grippe asiatique de 1957 et à celle de Hong Kong de 1968, deux fléaux qui ont pu être absorbés avec une mortalité de 0,2% des cas contaminés. Ce qui a donné un million de morts dans le monde, surtout des personnes vulnérables. Bien sûr que ces chiffres sont tragiques, mais ce n’est pas la fin du monde non plus», soulève-t-il.  

«Plus récemment, poursuit l’expert, il semble se confirmer que le taux de mortalité des cas contaminés serait plutôt de l’ordre de 0,8% à 1%, mais même ce chiffre est trompeur car il cache des disparités énormes d’un facteur 1000 ou plus entre personnes saines et celles qui sont fragiles ou âgées en comorbidité sévère. Il fallait protéger de manière sélective (et continuer de le faire».

Didier Trono rebondit: «Les grippes mentionnées par mon collègue n’étaient pas aussi fulgurantes que le Covid-19, même si on peut en effet les qualifier de mini-pandémies. Reste qu’estimer la valeur des vies est une notion délicate». Ce dernier ne nie pourtant pas qu’à l’intérieur des hôpitaux, ces questionnements interviennent lorsqu’il s’agit par exemple de placer une personne âgée aux soins intensifs. «Des décisions difficiles doivent être prises, sachant que certains n’auraient que 10% de chance de s’en sortir».

Choix équilibrants

A Zurich, Didier Sornette pose les bases d’une formule qui se veut plus englobante: «Est-ce que les vies sauvées grâce au confinement ou semi-confinement sont compensées par les vies mises en danger à cause de celui-ci?» Pour Didier Trono, «poser cette question est utile non pour y répondre, mais pour engager maintenant un effort visant à prévenir les effets secondaires à long terme et éviter un rebond de l’épidémie alors que le confinement est allégé».

Depuis quelque temps déjà, Didier Sornette et son équipe analysent notamment les réactions comportementales en chaînes engendrées par l’expérience privative du confinement. Ils entendent déterminer si les réactions vont avoir des conséquences plus graves que le Covid-19, notamment sur la santé et l’équilibre mental des personnes, ainsi que sur les ruptures de chaînes alimentaires menaçant de famine des millions de personnes dans le monde.

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Son approche défend «des choix équilibrants» lorgnant sur le court, moyen et long terme. Et de regretter, de son côté, l’absence de pédiatres ou de cardiologues dans les task-force encadrant depuis mars les gouvernants pour prendre leurs décisions. «Et aucun économiste non plus, ni de spécialistes de la gestion des chaînes d’approvisionnement». Didier Sornette reproche surtout aux autorités de n’avoir eu – dans ce dossier – d’oreilles que pour les scientifiques «d’une seule spécialité étroite».

Tandis que Suissesses et Suisses réapprennent depuis peu à vivre plus ou moins normalement, Didier Sornette souhaite aussi promouvoir ce qu’il nomme, dans son jargon, «la résilience individuelle». Une prise en compte de l’individu, tandis que «nous nous focalisons sur des réponses sociétales».

Démolir les modèles

A sa façon, l’expert zurichois provoque le monde scientifique: «Je constate une trop grande vulnérabilité des conclusions des modèles que les épidémiologistes utilisent. Ce ne sont pas des gens d’action. Ils détiennent un savoir en silo et sont dépositaires d’une méthode pour accroître et tester les connaissances dans ce domaine médical».

«Nous étions alors confrontés à un virus que nous ne connaissions pas et à la rapidité de sa propagation. Il a donc fallu procéder dans l’urgence» Didier Trono, virologue à l’EPFL

Assistant le Conseil fédéral au sein de la Task-Force Covid-19 où il préside le groupe «Diagnostics et tests», Didier Trono ne se reconnaît pas dans l’image d’un geek travaillant à huis-clos au service de la Confédération. «Cette Task- Force inclut certes des épidémiologistes, mais une majorité de médecins, économistes, biologistes et autres spécialistes du terrain dans les domaines pertinents. En outre, tant mes collègues que moi-même avons des contacts réguliers avec tous les milieux, secteur privé y compris, au niveau national et international». 

Quant à la vulnérabilité des modèles… rien de nouveau sous le soleil selon ce spécialiste des maladies infectieuses. «Un modèle sert à guider la réflexion. Je répète souvent à mes collaborateurs qu’il convient de formuler un modèle puis d’essayer de le démolir pour mieux avancer…».

Modèle suédois débattu  

Didier Sornette pense qu’un confinement plus léger aurait suffi en Suisse, grâce à la distanciation sociale, les gestes barrières et la protection des groupes à risques. Et comme d’autres, il cite la politique menée en Suède comme une alternative possible. Là où une certaine liberté de mouvement a été maintenue. Mais «il faudra la juger là aussi sur le moyen et long terme, en fonction d’une seconde vague ou non, ainsi qu’au regard des conséquences sanitaires et économiques».   

Didier Trono relativise vite le succès du modèle suédois: «Il ne marche pas aussi bien, si l’on considère le nombre de morts dus au Covid-19 et l’incidence journalière de nouveaux cas dans ce pays». Et dans la pratique, «le modèle suédois a des points communs avec la méthode suisse. Une bonne partie des gens télé-travaillent, beaucoup de cafés et restaurants ne sont pas ouverts, et la distanciation physique est respectée par la population. Un de mes amis suédois me confiait qu’il était plus simple de demander à ses compatriotes de respecter la distance sociale car une bonne partie de l’année… ils restent au chaud à domicile. Alors que cette distance est plus contraignante pour des peuples du sud de l’Europe, aux comportements souvent plus charnels».

Avant l’arrivée d’un éventuel vaccin, l’espoir de contrer le Covid-19 résiderait aussi dans l’endiguement de la pandémie «par immunité collective». A Zurich, Didier Sornette veut y croire. D’abord pour «éviter les conséquences involontaires de verrouillages potentiellement récurrents». Mais en réalité, nul ne sait vraiment si le coronavirus ne rebondira pas d’ici cet été déjà.

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