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Les réponses fragmentées à la pandémie mondiale de Covid

Bertrand Kiefer

De l’actuelle situation pandémique, que dire? Face à notre vulnérabilité commune, assiste-t-on à un éveil collectif? Au contraire, s’inquiète Bertrand Kiefer, directeur et rédacteur en chef de la Revue Médicale Suisse.  

Davantage que les humains, c’est la biologie et les inflexibles (mais arbitraires) lois de l’économie qui se réveillent et imposent leurs règles. Et la société qui, surprise et angoissée, cherche à comprendre. Folie collective, alors, traduite par le déni et l’angoisse? Peut-être. Mais surtout révélation de ce qui couve depuis longtemps : une globalisation anarchique, une postmodernité non durable et usée par les inégalités.

Le moment devrait être celui d’un sursaut d’une société éclairée, où domine le débat, où le savoir et la science donnent le meilleur d’eux-mêmes. À la place s’installe une étrange déconfiture de la discussion, une information laissée aux soins du marché, la floraison des complotismes, la science manipulée, parodiée, mille théories en toc floutant toute compréhension de ce qui advient.

«Ça sent la testostérone, l’égoïsme haineux, le fractionnement revendicateur et le chacun pour soi.»

La réalité de l’ère covideuse, ce sont des démocraties qui partent en capilotade, ou qui se cloisonnent, se fâchent en conflits de famille et en stupides séparations politiques. C’est, au-delà des luttes intestines, un réveil des compétitions nationalistes, des menaces généralisées, des grandes puissances qui gonflent les muscles. Ça sent la testostérone, l’égoïsme haineux, le fractionnement revendicateur et le chacun pour soi. De ce marasme systémique, il n’y aura pourtant pas de sortie sans collaboration et ouverture.

À partir de ce qui existe déjà: des zones de soins, d’accueil, de compassion. Des îlots de résistance où, un peu partout, des personnes soignent les malades du Covid, loin des impostures, loin de ceux qui prétendent résister depuis leur liberté sans enjeux.

Chaque controverse s’ajoute aux précédentes

Étrange enchaînement, ces derniers mois. Chaque controverse s’ajoute aux précédentes. Sur le confinement, la limitation des rassemblements, l’attitude vis-à-vis des personnes âgées, des jeunes, ou des enfants et des écoles. Ou encore, à propos des masques ou de la durée des quarantaines. Rien n’apparaît sûr. Renforçant ce sentiment, les autorités ne cessent de changer de discours. Leurs explications sont souvent contradictoires, embrouillées. Plus grave : elles ont tendance à discrètement pousser les scories de leurs anciens égarements ou mensonges sous le tapis de l’actualité. En oubliant que le public a en permanence les yeux grands ouverts. Si bien que s’installe le discours visqueux de la confiance brisée: «On nous ment, on en fait trop, ce n’est rien, ce virus, quelques vieux qui meurent parce que c’est de toute façon la fin».

Même la réalité semble démunie

Sur ce trouble qui saisit les esprits, même la réalité semble démunie. Le nombre de cas augmente lentement en Suisse, plusieurs pays environnants perdent le contrôle de la pandémie: cela ne change rien, semble-t-il, à l’anosmie-agueusie grandissante. L’odeur du danger s’estompe. Les sceptiques regardent le nombre de morts, ils le trouvent bien peu élevé, ils s’inquiètent des coûts économiques et culturels, se révoltent contre les atteintes à la liberté. Mais ils se trompent de coupable. Bien plus que les mesures de solidarité collective, c’est la pandémie elle-même qui ébranle la construction économique de nos sociétés, fragile, non-durable, non-solidaire.

Le temps manque et les leurres prolifèrent

Il faudrait discuter, lancer des débats de fond, mais le temps manque et les leurres prolifèrent. Le point de départ devrait être la science. Mais la science n’en finit pas d’étaler au grand jour ses divergences. Certes, dans tous les domaines scientifiques existent des controverses. Mais elles n’impactent pas le public si fortement et surtout ne se théâtralisent pas, comme dans cette pandémie, à travers un live médiatique mondialisé. Dans la procédure habituelle, c’est le temps qui finit par déterminer où se trouve le plus juste, grâce à une lente accumulation de savoirs, de démentis et de preuves. Avec le Covid, l’exigence est celle du tout de suite. Le problème ne vient donc pas des désaccords. Mais de l’absence du recul permettant de déjouer les théories des dissidents dont le moteur n’est pas la science, mais simplement l’ego, l’argent ou la jouissance de s’opposer.

«Rien de tout cela, bien sûr, n’exonère d’écouter les objections.»

Si le temps manque, c’est aussi à cause du paradoxe de la prévention. Maîtriser au mieux une pandémie demande de toujours agir en amont, le plus tôt possible, d’éteindre la moindre flambée, comme on le ferait d’un feu. C’est cette anticipation permanente qui fait paraître les exigences de prévention exagérées. Pourquoi, demandent beaucoup, s’agiter pareillement alors qu’il n’y a pas le feu?

Rien de tout cela, bien sûr, n’exonère d’écouter les objections, de comprendre les catégories avec lesquelles pense le public, ses différentes manières de réagir ou de surréagir, de douter, d’évaluer le vrai, le nécessaire et les moyens d’action. Et de prendre en compte son désarroi devant tant d’inconnues et la brisure des anciennes certitudes.

Cette imposante minorité vaccino-hésitante inquiète

Selon un récent sondage, seuls 54% des Suissesses et Suisses sont prêts à se faire vacciner contre le Covid, contre 41% qui s’y opposent. Alors que le vaccin représente l’élément central du dispositif de sortie de la pandémie, cette imposante minorité vaccino-hésitante inquiète. Pour la convaincre, il faudra construire une nouvelle confiance. Ce qui passe par une véritable transparence. C’est mal parti. Les protocoles d’études sur les vaccins les plus avancés restent secrets. Les progrès de chaque équipe devraient être partagés, mais c’est l’ultra-compétition (et même l’espionnage) qui domine. Il est bien probable que notre pays devra décider de proposer ou non la vaccination à sa population sur la base de résultats de sécurité et d’efficacité partiels, sans accès aux données brutes.

Une folle guerre biostratégique

En arrière-plan se déroule une folle guerre biostratégique. États-Unis, Chine, Russie, les grandes puissances font du vaccin anti-Covid un objet fétichisé de pouvoir. Et sur ces pays planent les narcissismes démesurés de ceux qui les dirigent, dont les jalousies et petites histoires n’ont rien à envier aux antiques empereurs. Chacun annonce déjà la quasi-validation de son ou ses vaccins en même temps que sa future victoire dans cette guerre.

Populisme, négationnisme scientifique et rodomontade – «mon vaccin-fétiche est plus fort que le tien» – ont pris le pas sur la réalité du savoir. Comment ne pas abandonner toute confiance en découvrant que notre destin se joue en partie dans le bac à sable des grands? Nous pensons, en Suisse, petit pays riche que nous sommes, nous en sortir en précommandant des vaccins à coups de dollars et de contrats secrets. Mais cela ne change rien. Les populations n’auront pas accès à la vérité, sinon en sous-main. L’éthique a abandonné la partie.

«Les sociétés sont aux prises avec un mal profond. Un fatalisme lancinant.»

La pandémie se traduit par de multiples drames de pauvreté, de destruction culturelle, de perte de travail, voire de misère, c’est terriblement vrai. Mais sur l’urgence de transformer le modèle économique global, de le mettre au service de l’humain et de la collectivité, zéro controverse, pas de débat de fond, même pas de complotisme. Les sociétés sont aux prises avec un mal profond. Un fatalisme lancinant. La révolte contre les conditions du présent leur semble dépassée. Comme si le chômage massif, l’exclusion des jeunes hors du monde du travail, l’appauvrissement total des pays pauvres, le pillage sans contrepartie des richesses par les gigantesques entreprises, l’abandon de toute de notion de bien commun et de réconciliation avec l’environnement représentaient le dernier mot de l’humanité.

Bertrand Kiefer est directeur et rédacteur en chef de la Revue Médicale SuisseLien externe.

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