La Planète à un pas de l’abîme
Une espèce vivante sur huit est menacée d'extinction à court terme: la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité (Ipbes) sonne l'alarme. swissinfo.ch a rencontré Andreas Heinimann, l’expert suisse qui a participé à l'élaboration du premier rapport mondial sur la biodiversité. Interview.
«La nature décline dans le monde à un rythme sans précédent dans l’histoire de l’humanité et le taux d’extinction des espèces s’accélère. Cela a aujourd’hui déjà de graves effets sur la population humaine du monde entier», indique le rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les écosystèmes (IpbesLien externe). Le résuméLien externe du rapport a été approuvé samedi par les délégués de 140 pays à Paris.
Le bilan des plus de 400 experts du monde entier qui ont participé à la rédaction du document est dramatique. Plus d’un million d’espèces animales et végétales, sur un total d’environ 8 millions d’espèces vivantes, risquent de disparaître du fait des activités humaines. Depuis 1900, l’abondance moyenne des espèces locales dans la plupart des grands habitats terrestres a diminué d’au moins 20%.
Cette extinction colossale s’accompagne d’une dégradation rapide des écosystèmes. Les zones urbaines ont doublé depuis 1992. Entre 1980 et 2000, 100 millions d’hectares de forêts tropicales ont été abattus, soit un peu moins que la superficie de la France, de l’Italie et de la Grande-Bretagne réunies. Et la liste pourrait continuer.
Les trois quarts des surfaces terrestres et les deux tiers des milieux marins ont été considérablement modifiés par l’action humaine. L’état de dégradation de la biodiversité est tel qu’il met gravement en danger les services que la nature fournit à l’humanité, de la pollinisation à la protection contre l’érosion des côtes, en passant par les principes actifs utilisés en médecine aux effets sur la qualité de l’air.
Andreas Heinimann, professeur et directeur associé du Centre pour le développement et l’environnement de l’Université de Berne, est l’un des auteurs du rapport.
swissinfo.ch: Les scientifiques mettent en garde depuis plus de 40 ans contre l’extinction des espèces vivantes. Qu’y a-t-il de neuf dans le rapport Ipbes?
Andreas Heinimann: Tout d’abord, la nouveauté réside dans le processus. Des centaines de scientifiques de différents pays et disciplines ont travaillé ensemble, sachant qu’ils doivent se confronter à des délégués gouvernementaux au sein de l’Ipbes. Cela offre la possibilité de traduire les connaissances en action politique.
Deuxièmement, le rapport ne veut pas seulement souligner les valeurs intrinsèques de la nature, qui sont incontestées, mais aussi considérer les services que la nature offre aux hommes, sa contribution à notre qualité de vie.
swissinfo.ch: Le rapport fournit une quantité énorme d’informations sur l’état de la biodiversité mondiale, sur les causes et les mesures à prendre pour sa sauvegarde. Selon vous, quel est le message le plus important?
A. H.: Je dirais ceci: aujourd’hui, il ne suffit plus d’apporter de petits ajustements au système, un changement de paradigme est nécessaire. C’est l’aspect alarmant du rapport, car nous savons tous qu’un tel changement va à l’encontre des intérêts de nombreux acteurs qui profitent du statu quo.
swissinfo.ch: En tant que scientifique, vous faites un pas qui n’est pas habituel. On ne se contente pas de décrire un problème, mais on formule des revendications. N’est-ce pas problématique?
A. H.: Je dois vous donner une réponse personnelle, qui reflète ma façon de travailler: je crois que la science doit prendre position, elle ne peut pas se cacher. Nous avons besoin d’une «science transformatrice», d’une science qui s’attaque à des problèmes socialement pertinents en se confrontant à la société.
Il ne s’agit pas de prendre des positions politiques. La science doit se fonder sur des faits établis, mais si, dans ses efforts pour générer des connaissances, elle dialogue avec les acteurs concernés, elle peut aussi déclencher un changement.
swissinfo.ch: La situation décrite dans le rapport semble dramatique, mais vous dites qu’il y a encore de la place pour l’action. Nous n’en sommes donc pas encore à un point de non-retour?
A. H.: Il y a des raisons d’espérer. La politique peut générer des changements. Prenons l’exemple de la protection des eaux en Suisse dans les années 1990: des instruments relativement simples ont permis d’améliorer sensiblement la qualité des eaux.
Aujourd’hui, la société est prête à se mobiliser sur les questions environnementales; il suffit de penser aux récentes manifestations pour le climat. La mobilisation des citoyens est essentielle. La numérisation peut également jouer un rôle important, par exemple en rendant transparents les effets de notre consommation.
swissinfo.ch: Pouvez-vous citer quelques mesures concrètes?
A. H. : Il faudrait par exemple éliminer les subventions pour des comportements nuisibles à l’environnement et créer un nouveau système d’incitations. Etant donné que ce sont les fondements mêmes de notre existence qui sont en jeu, les intérêts de la communauté doivent prévaloir sur les intérêts privés de ceux qui profitent du statu quo.
Sauvegarder la biodiversité
Le 22 mai, on célèbre la Journée internationale de la biodiversitéLien externe.
Dans la cadre de l’initiative baptisée MissionBLien externe, la Société suisse de radiodiffusion et télévision – dont swissinfo.ch fait partie – invite les citoyens à créer de nouveaux espaces pour la nature dans son jardin ou sur son balcon.
Il existe également des approches positives dans l’économie, telles que les stratégies d’investissement durable ayant un impact social et environnemental (impact investment) et l’économie circulaire. Au niveau individuel, l’objectif devrait être de réduire sa consommation et d’avoir une plus grande conscience des problèmes.
swissinfo.ch: Quelle est la situation de la biodiversité en Suisse?
A. H. : La proportion d’espèces menacées en Suisse est supérieure à la moyenne mondiale. Les principales causes sont connues: les infrastructures et l’agriculture. Dans le fond, c’est une situation paradoxale. Nous savons ce qu’il faudrait faire: dans l’agriculture, les paiements directs de la Confédération aux agriculteurs offriraient un instrument pour encourager une production plus durable. Mais il y a un manque de volonté politique.
La Suisse a également un impact important sur la biodiversité à l’étranger. Plus de 70% des terres utilisées pour l’alimentation de la consommation suisse se trouvent à l’extérieur de ses frontières. C’est une grande responsabilité. Il faut de la transparence et des règles commerciales. Mais pour cela, il faut une pression de la part de la société.
(Traduction de l’italien: Olivier Pauchard)
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