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Japon: le nuage de la peur

A Tokyo, l'angoisse se lit sur les visages. Keystone

Envoyé spécial de la Radio suisse romande au Japon au lendemain du séisme du 11 mars, Alain Arnaud a vécu six jours durant l'évolution de la crise au Japon, à Tokyo et dans les zones sinistrées. Son carnet de route...

Samedi 12 mars, Tokyo, aéroport de Narita, 13h30

Je viens d’atterrir dans ce pays dont j’ignore tout. Par chance, je rencontre quelques collègues journalistes. Nous décidons de travailler ensemble, mais n’avons ni moyen de transport, ni guide et traducteur. Un confrère connaît Benjamin, un Français qui vit à Tokyo et accepte de nous y guider et faire l’interprète.

Nous prenons le train pour aller le rejoindre. Dans une gare, je m’aperçois que les panneaux publicitaires tanguent, la terre tremble. Mais ça ne semble inquiéter personne. Du reste, la ville semble ne porter aucun signe du drame de la veille.

Nous rencontrons Benjamin, il est traumatisé. «C’était beaucoup plus long, beaucoup plus angoissant que les autres fois», dit-il. Mais ce qui semble l’inquiéter le plus, c’est «le nuage» qui va s’abattre sur Tokyo, c’est sûr.

Le soir, dans le quartier de Shinjuku, Benjamin n’en revient pas: les rues sont presque vides. «Normalement, ici, un samedi soir, c’est la cohue.» Tandis que nous interviewons quelques rares passants, nous recevons tous le même sms: alerte au tremblement de terre! Benjamin dit qu’il faut se sauver, nous sautons dans un taxi pour nous réfugier dans un parc public. Le chauffeur rigole de ces étrangers qui paniquent. Plus tard, Benjamin nous fait comprendre qu’il ne va plus travailler avec nous. Il veut prendre un avion pour fuir le «nuage». Nous cherchons quelqu’un pour nous emmener au nord, tout le monde nous dit que c’est impossible.

Et pourtant, nous trouvons.

Dimanche 13 mars

Nous quittons Tokyo aux aurores, en minibus. Milène, interprète française à Tokyo, nous accompagne. Elle a loué le véhicule, le chauffeur est un copain. Les autoroutes sont réservées aux convois d’urgence, il faut passer par les petites routes, complètement congestionnées: 20 km/h, pas plus.

Nous traversons des villes proprettes, en apparence parfaitement intactes. Mais au fur et à mesure que nous avançons, il n’y a plus d’électricité, les habitants font la queue pour s’approvisionner. Nous aussi: 2 heures d’attente pour 10 litres d’essence. Au coucher du soleil, nous arrivons sur la côte, et là c’est le choc: carcasses de voitures retournées, épaves de bateaux au milieu des champs, maisons entières déplacées par la vague.

Nous longeons des villages fantôme, puis tombons sur un barrage de police. «Vous approchez de la centrale nucléaire de Fukushima, vous ne pouvez pas continuer», nous explique-t-on. Nous nous replions sur l’un des collèges de la ville d’Iwaki, transformé en centre d’accueil pour réfugiés. 300 personnes s’entassent dans une halle de gymnastique à peine chauffée. «J’espère bien pouvoir rentrer chez moi d’ici quelques jours», nous disent la plupart. Ils ignorent encore que le périmètre d’exclusion autour de la centrale allait bientôt passer de 10 à 30 km.

Après cela que faire? Il est tard, comment poursuivre vers le nord sans essence, électricité, internet? La mort dans l’âme, nous rebroussons chemin jusqu’à Mito, première ville à disposer d’un hôtel avec courant et internet. Nous signons une décharge pour libérer l’établissement de toute responsabilité au cas où il s’écroulerait.

Lundi 14 mars, Mito

Le matin, au rez-de-chaussée de l’hôtel, nouvelle alerte au séisme, qui fait se précipiter tout le monde vers l’extérieur. Quelques éléments de la façade se détachent, le personnel de l’hôtel me dit combien il est angoissé, le bâtiment de 12 étages n’est pas aux normes. Une réceptionniste me raconte que la maison de sa famille s’est à moitié écroulée, que chaque nouvelle secousse menace de complètement l’abattre.

Pendant ce temps, notre chauffeur fait 3 heures de queue pour obtenir de l’essence – sans succès. Et tandis que Milène se met à son tour à évoquer le «nuage», nous décidons à contre-cœur de redescendre sur Tokyo.

Mardi 15 mars, Tokyo

La tension monte dans la capitale, les mauvaises nouvelles en provenance de la centrale de Fukushima se multiplient. Les incendies, les explosions se succèdent, les brèches s’élargissent, les émissions augmentent. Même si les Tokyoïtes semblent calmes, certains estiment qu’on leur cache la vérité. Ils commencent à prendre conscience de la possible catastrophe qui s’annonce. Des premières critiques visent le gouvernement, et davantage encore la compagnie exploitante de la centrale, la TEPCO.

Mercredi 16 mars, Tokyo

«Les lâches!», s’exclame Georges Baumgartner, le président du Club des correspondants étrangers du Japon lorsqu’il entend que tel ou tel étranger quitte la capitale. Les expatriés s’en vont, les ambassades sont nombreuses à conseiller à leurs ressortissants de partir. «C’est pour éviter la panique et l’hystérie qui parcourra l’ensemble de la population si le nuage arrive vraiment», expliquent certains. «C’est pour que les fonctions reproductives de mes enfants adolescents ne soient pas compromises», déclare un père de famille suisse.

Jeudi 17 mars, aéroport de Narita, Tokyo

Moi aussi, je suis un lâche. Je rentre à Pékin, soulagé de mettre de la distance entre Fukushima et moi, mais ébranlé par l’ampleur des drames passés, et sans doute plus encore pour ceux qui s’annoncent.

Dévastation. La côte nord-est du Japon a été dévastée vendredi 11 mars par un séisme de magnitude 9, suivi d’un tsunami. Le bilan pour l’instant s’établit à 5’178 morts et 8’606 disparus. Dans le nord du pays on compte 500’000 sinistrés.

 
Aide. Les premières équipes de secours ont été envoyées par l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud, la Suisse, le Royaume-Uni, la France ou les Etats-Unis. Elles sont arrivées dimanche 13 mars au Japon.
 
Nucléaire. Vendredi, suite au séisme et au tsunami, les systèmes de refroidissement de la centrale de Fukushima sont tombés en panne. Ensuite, dans les jours qui ont suivi, plusieurs explosions ont endommagé les réacteurs, 2,3 et 4 de la centrale. Jeudi 17 mars, des hélicoptères ont déversé des milliers de litres d’eau sur les réacteurs 3 et 4, pour tenter de les refroidir. 

Inquiétude. Au Japon, la peur d’une catastrophe nucléaire majeure grandit. L’Empereur du Japon, Akihito, s’est adressé mercredi à son pays, pour la première fois dans une situation de crise depuis son accession au trône en 1989.

 

Evacuation. Le gouvernement japonais a évacué plus de 200’000 personnes qui résidaient dans un périmètre de 30 km autour de la centrale. Devant la menace d’un accident nucléaire majeur, la plupart des ambassades ont recommandé à leurs ressortissants de s’éloigner de la zone pour se replier vers le sud ou de quitter le Japon. L’ambassade des Etats-Unis a fixé la zone de risque à 80 km autour de la centrale.

Héros. Alors que 750 personnes, qui travaillent normalement sur le site de la centrale, ont été évacuées, une cinquantaine d’employés sont restés sur place, pour tenter de refroidir les réacteurs et empêcher une catastrophe nucléaire. Ces gens luttent sans relâche au péril de leur vie.

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