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La confession télévisée d’un boss de la ‘Ndrangheta

Le témoignage de Felice Ferrazzo, une sombre réalité. RSI

A l'heure où la procureure Ilda Boccassini du parquet de Milan met en accusation 174 membres présumés de la ‘Ndrangheta, la puissante mafia calabraise, l'ex-boss du clan Ferrazzo se confie pour la première fois à la Radiotélévision Suisse italienne (RSI).

Pour recueillir ses propos et tourner le documentaire «L’onore del sangue» (L’honneur du sang), les réalisateurs tessinois Gianni Gaggini et Marco Tagliabue se sont rendus en Italie, «dans une localité secrète» où Felice Ferrazzo, 55 ans, collaborateur de justice depuis 2000, vit avec sa famille sous la protection des autorités.

Homme rude et peu cultivé  –  « je suis allé à l’école jusqu’en troisième primaire» raconte-t-il –  Felice Ferrazzo a régné en maître pendant dix ans, de 1990 à 2000, sur le clan qui porte son nom. Basé à Mesoraca dans la province calabraise de Crotone, cette «petite famille » a sévi dans une zone confrontée à une des plus sanglantes guerres de mafia.

Des racines en Suisse

«Je commandais une dizaine de personnes, a raconté l’ex-boss à la RSI, je décidais de nos actions et désignais les personnes qui devaient être exécutées». Sous ses ordres, explique le réalisateur Gianni Gaggini, «le clan Ferrazzo  a dirigé les trafics de drogue – cocaïne notamment – et d’armes, ainsi que le blanchiment d’argent. Il a solidement implanté ses racines non seulement dans le nord de l’Italie, mais aussi en Suisse et notamment à Lugano et Zurich».

La Suisse, Felice Ferrazzo – trois enfants nés de deux unions – la connaît bien. Le Calabrais avait dix-sept ans lorsqu’avec ses parents il est arrivé au Tessin, d’abord dans la région de Locarno, puis à Lugano où vit une nombreuse communauté calabraise, en grande partie originaire de Mesoraca. Sans aucune instruction, le jeune Felice travaille comme manœuvre sur les chantiers. Une vie qu’il ne mènera pas longtemps.

«Si j’avais continué à bosser dans le bâtiment au Tessin, aujourd’hui je serais presque à la retraite», lance-t-il avec une pointe de regret dans la voix. «Mais les choses ne sont pas allées ainsi… »

Prison à Lugano puis évasion

En 1982, Felice Ferrazzo écope d’une première condamnation pour trafic de haschich. Emprisonné au pénitencier de «La Stampa» à Lugano, il s’en évade une année et demie plus tard et rentre à Mesoraca.  «Là-bas», raconte-t-il, on m’a baptisé et je suis devenu un ‘homme d’honneur’… un foutu honneur en fin de compte!»

Dès 1990, Felice Ferrazzo consolide son autorité à la tête du clan. Pour y parvenir, il élimine ceux qui lui font de l’ombre comme Ernesto Russo, ex-chef de la «famille». Il devient ainsi le patron absolu de la zone qu’il contrôle grâce aux armes qu’il achète à Lugano ou à Zurich.

«On les passait cachées dans des colis de riz ou de café, par les douanes de Chiasso ou Ponte Tresa, se souvient-il. On n’était jamais contrôlés.»

 

Un réseau d’hommes de main

C’est aussi en Suisse que le clan Ferrazzo blanchit son argent. Il utilise des banques tessinoises et zurichoises surtout. «Avec lui, explique le réalisateur tessinois Gianni Gaggini, la ‘Ndrangheta est devenue un phénomène suisse, une réalité solidement implantée, aux ramifications profondes».

«Au Tessin, à Lamone surtout dans la banlieue nord de Lugano, fief des gens de Mesoraca, Felice Ferrazzo a mis sur pied un réseau d’hommes de main: ses rapports avec ses lieutenants en Suisse étaient stables et bien consolidés», précise encore Gianni Gaggini.

En fait, Felice Ferrazzo, qui avait été arrêté une première fois en Italie en 1993 et était resté derrière les barreaux jusqu’en 1996, était revenu en Suisse après sa libération. Un séjour clandestin bien sûr mais qu’il a mis a profit pour étendre son emprise sur l’axe Lugano-Zurich.

La vie du boss amorce un tournant décisif en 2000 après son retour à Mesoraca. Cette année-là, Felice Ferrazzo et son fils aîné échappe de justesse à un attentat organisé par son cousin et rival Mario Donato Ferrazzo, aujourd’hui en prison.

Reddition

«Ce jour-là, mon fils et moi circulions à bord d’une petite voiture – qui avait été blindée – et nous avons eu la vie sauve». Cet épisode incite le boss à se rendre aux autorités et à devenir collaborateur de justice: «J’ai décidé de parler pour soulager ma conscience», précise-t-il.

Ses importants témoignages ont permis aux magistrats italiens et suisses de déchiffrer les mécanismes les plus secrets de la mafia calabraise et ses ramifications internationales, pas seulement en Suisse mais aussi en Allemagne, où la tuerie de Duisbourg a été un exemple frappant de règlement de comptes entre clans, et en Espagne.

«La longue interview de Felice Ferrazzo qui a en fait été une confession bouleversante, son récit simple et cru, a donné une autre image de la ‘Ndrangheta, pas seulement celle d’une organisation stratégique, mais aussi celle d’une réalité sanglante qui banalise le crime et à laquelle personne n’échappe, ni en Italie, ni en Suisse», note pour conclure Gianni Gaggini.

Le documentaire de Gianni Gaggini et Marco Tagliabue de la RSI est  diffusé jeudi 16 décembre sur la première chaîne (Rete 1) dans le cadre de l’émission hebdomadaire d’approfondissement «Falò».

Arrestations. Les 174 membres présumés de la ‘Ndrangheta, arrêtés en juillet dernier en Lombardie (Italie du nord) ont été placés en état d’accusation mercredi par le Ministère public de Milan.

Inculpations. La procureure Ilda Boccassini, connue pour ses nombreuses enquêtes contre les organisations criminelles et sa collaboration avec l’ex-procureure tessinoise Carla del Ponte, les a inculpés de nombreux délits, dont notamment l’association criminelle. Les prévenus qui seront jugés à Milan ont étendu leurs activités à toute la Lombardie et à d’autres pays européens dont la Suisse.

Implantation. Nombre d’entre eux sont des personnes au-dessus de tout soupçon, des entrepreneurs et professionnels aux casiers judiciaires vierges, selon Ilda Boccassini. Grâce à ses infiltrations dans les entreprises locales, la ‘Ndrangheta était en passe de contrôler les mises au concours pour l’Exposition internationale de 2015 à Milan.

Saisie. Le 3 décembre dernier, le parquet de Milan a procédé à la saisie de biens appartenant à des boss mafieux soit des appartements, des terrains, des entrepôts et des magasins estimés à plus de 15 millions de francs.

La ‘Nrangheta est aussi riche que puissante. Les experts estiment son chiffre d’affaires annuel à 44 milliards d’euros.

Pour Roberto Saviano, écrivain, journaliste spécialiste de la mafia et auteur du livre «Gomorra», consacré aux activités de la mafia napolitaine, le montant global atteindrait même 100 milliards d’euros pour la seule Péninsule.

La ‘Ndrangheta détient le monopole du trafic de cocaïne en Europe. L’organisation s’est associée avec les principaux barons de la drogue d’Amérique latine.

Ils font transiter chaque année des tonnes de cocaïne par l’Afrique de l’Ouest avant d’en inonder le Vieux continent et la Suisse, où la consommation de cocaïne a augmenté de manière exponentielle ces cinq dernières années.

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