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Les «Tsiganes» retrouvent des bribes de mémoire

Archives fédérales suisse

La Suisse n'a jamais été tendre avec «ses» gens du voyage et s'est surpassée pendant la Seconde Guerre mondiale pour liquider le problème des Tsiganes fuyant l'extermination nazie. Un livre éclaire enfin cette zone d'ombre de la politique des réfugiés.

Premier cas de figure: l’actuel président de l’association yéniche de Suisse, Robert Huber, avait été interné au pénitencier de Bellechasse à 17 ans, au milieu des criminels, juste parce qu’il faisait partie de cette minorité d’«asociaux».

Deuxième cas de figure: Anton Reinhard, un jeune Sinto allemand réfugié en Suisse, a été expulsé en 1944 vers l’Allemagne, où il a été tué en 1945.

«Persécutés déjà sous l’Ancien Régime, les Yéniches et autres ‘Tsiganes’ ont beaucoup souffert au 20e siècle. A l’arrivée du nazisme, la discrimination s’est muée en persécution.» Thomas Huonker est l’un des meilleurs spécialistes des gens du voyage dans ce pays.

Avec Regula Ludi, il a écrit «Roms, Sintis et Yéniches – La ‘politique tsigane’ suisse à l’époque du national-socialisme», pour la Commission indépendante d’experts «Suisse – 2e Guerre mondiale» (CIE).

Lors de la publication du rapport final en 2002, la CIE avait renoncé à traduire leur étude en français et en italien. C’est maintenant chose faite grâce aux Editions Page Deux.

Sources rares

Les publications sur cette population sont aussi rares que les sources officielles, car les «Tsiganes» ont une tradition orale et n’étaient enregistrés que sur les registres de police (qui sont secrets). Ce statut juridique particulier fait que les historiens travaillent surtout avec des témoignages. En outre, les familles ont souvent été séparées et les traditions familiales perdues. Il faut donc rendre hommage à la patience des deux historiens.

A la différence des Roms et Sintis d’origine indienne, les Yéniches sont une minorité autochtone depuis la nuit des temps et on estime que 10% sont encore nomades. «Ils sont citoyens suisses depuis 1851 mais sont restés une minorité suspecte, explique Thomas Huonker. Et puis, dès 1926, il y a eu cette action Enfants de la Route de Pro Juventute pour neutraliser les Yéniches en les stérilisant, en séparant les familles et en confiant les enfants à des familles d’accueil ou des homes.»

«Races étrangères»

Quant aux Sintis et aux Roms, ils ont également été suspects et indésirables. «Ils ont été chassés systématiquement de Suisse, sauf entre 1848 et 1888, poursuit l’historien. Depuis 1906, la frontière leur a été fermée et ils n’avaient pas le droit de voyager en train. Les autorités ne voulaient pas de ce groupe culturel dans le pays. Cette tradition effrayante a duré jusqu’en 1972 et ne s’est même pas interrompue pendant l’Holocauste.»

Ces gens ont été assimilés aux «races étrangères» de la doctrine aryenne des nazis. Les autorités suisses étaient informées des persécutions, mais n’ont pas pour autant accordé l’asile aux gens du voyage. Elles les ont même expulsés et aussi stérilisés.

«Ils étaient soumis à une procédure d’enregistrement, poursuit Thomas Huonker. Les hommes étaient internés des mois en pénitencier (à Witzwil, Bellechasse, etc) ou en clinique psychiatrique et leur famille dans des homes de l’Armée du Salut ou de Caritas. On ne les réunissait ensuite que pour les expulser.»

Une vieille malédiction

Pourquoi cet acharnement? Pour Thomas Huonker, c’est le problème classique des minorités, une vieille malédiction, comme celle des juifs ou des indigènes dans les pays colonialisés. «Une fois enfermé dans le stéréotype de la minorité sans voix, c’est très difficile d’en réchapper car les préjugés persistent, la majorité les méprise et les traite en étrangers.» Ces mécanismes sociologiques poursuivent les gens du voyage.

Les choses ont commencé à changer dans les années 70, après la dénonciation du scandale des Enfants de la route. Mais il a fallu du temps. Ce n’est qu’en 1987 que le président de la Confédération Alfons Egli a présenté des excuses officielles aux gens du voyage. Il leur reste maintenant à retrouver leur passé éparpillé aux quatre vents.

«Les Yéniches ont demandé des recherches officielles dès 1975. Il a fallu attendre vingt ans pour qu’elles commencent. Il y avait en effet des résistances à ouvrir les archives, notamment du coté de Pro Juventute, des polices cantonales et des institutions psychiatriques», raconte l’historien.

Le yéniche a été reconnu comme une langue nationale mais, politiquement, cette minorité est absente du paysage. «Ils essaient de faire parler d’eux pour défendre leur quête perpétuelle de terrains de campement, mais ne sont pas représentés dans les instances politiques, comme le sont les Uranais ou les Appenzellois. Il y en a un ou deux dans les Grisons qui ont des responsabilités communales, mais ceux-là se définissent comme grisons, pas comme yéniches», explique encore Thomas Huonker.

Désigne 3 ethnies principales: Yéniches, Roms et Sintis.

Les Yéniches (en majorité sédentaires) sont des minorités autochtones en Suisse en Allemagne et en Autriche. Ils parlent le yéniche.

Les Roms viennent d’Inde depuis le Moyen Age et parlent le romanès. Ceux qui vivent depuis des siècles en Europe centrale se définissent comme Sintis.

La Suisse compte 35’000 Yéniches et 30’000 Roms. En Europe, ils sont respectivement 100’000 et 10 millions.

1850: les apatrides obtiennent le droit de cité communal et cantonal, afin d’être sédentarisés.

1906: Roms et Sintis interdits d’entrée en Suisse (jusqu’en 1972) et des transports publics.

1911: création du «registre des tsiganes».

1926: création de l’oeuvre d’entraide Enfants de la Route par Pro Juventute pour «neutraliser» les gens du voyage. Un peu plus de 50% des enfants ont été enlevés à leur famille.

Jusqu’à 1944: les restrictions sont durcies face à l’afflux de tsiganes fuyant les persécution nazies.

1973: le scandale d’Enfants de la Route éclate et Pro Juventute suspend son programme.

1987: Berne s’excuse et l’accès à la nationalité est peu à peu accordé aux Roms et Sintis.

1933: les lois d’hygiène raciale cautionnent la stérilisation de handicapés et d’«asociaux».

1935: ils sont exclus du corps électoral.

1938: Himmler décrète l’internement et le «programme d’euthanasie».

Dès 1941: les Tsiganes des territoires occupés de l’Est sont (avec les juifs et les communistes) tués par des «unités mobiles d’extermination».

Dès 1943: ceux d’Allemagne sont déportés à Auschwitz (20’982 y sont morts). Il y a eu en tout de 250’000 à 1,5 million de victimes.

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