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Ernest Pignon-Ernest: «J’inscris l’histoire humaine dans les lieux où j’interviens»

Un homme assis à une table
Ernest Pignon-Ernest est considéré comme l'un des précurseurs de l'art urbain en France. FIFDH

La 18e édition du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH), qui devait s’ouvrir à Genève le 6 mars, est annulée dans sa formule habituelle, en raison du coronavirus. Une programmation alternative est en cours de préparation. En attendant, entretien avec l’invité d’honneur du festival, le dessinateur et peintre français Ernest Pignon-Ernest.

Modeste, Ernest Pignon-Ernest se dit traversé par un doute: «Le FIFDH me fait un grand cadeau en m’accueillant comme invité d’honneur de sa 18e édition. Suis-je légitime, à la bonne place?». Que notre interlocuteur se rassure: son talent et sa notoriété internationale justifient largement l’invitation qui lui est faite.

Une ombre au tableau néanmoins: l’annulation à la dernière minute du festival, en raison du coronavirus. La programmation 2020 sera donc revue (lire ci-dessous). Mais comme Ernest Pignon-Ernest est né sous une bonne étoile, l’exposition que le festival lui consacre (du 7 au 29 mars) est quant à elle maintenue. L’accrochage aura lieu au CAIRN (Jardin botanique alpin et espace culturel), près de Genève. Entretien.

Un homme
Ernest Pignon-Ernest. FIFDH

swissinfo.ch: On vous dit pionnier du street-art et «père» de JR et Banksy, deux artistes internationaux qui exposent dans l’espace urbain. Or vous refusez cette étiquette. Pourquoi?

Ernest Pignon-Ernest: Je reconnais des affinités avec ces deux artistes, mais ce qui m’agace c’est le côté excessivement médiatisé du vocable «street-art», à résonance anglo-saxonne, qui laisse entendre que ce mouvement artistique est américain. Pour être franc, je n’aime pas cette mentalité de colonisés culturels que nous avons en Europe. Bien sûr, certains Américains comme Keith Haring ou Jean-Michel Basquiat ont réalisé des œuvres de rue remarquables, mais il faut préciser que l’intervention artistique dans l’espace urbain, en France par exemple, a commencé presque 30 ans avant les Etats-Unis.

Dans le cadre du FIFDH, vous avez mené à Genève, en janvier dernier, un atelier de création avec l’écrivain haïtien Lionel Trouillot. Quel type de travail avez-vous réalisé ensemble?

«Mon travail consiste à réinscrire l’histoire humaine dans les lieux où j’interviens.»

Lionel Trouillot cultive comme moi une passion pour le chanteur français Jean Ferrat, mort en 2010. Aussi, avons-nous décidé de célébrer à notre manière les 10 ans de la disparition du chanteur en élaborant durant cet atelier un livre qui honore sa mémoire. J’en signe les dessins et Trouillot le texte. L’ouvrage entre en résonance avec le succès dont Jean Ferrat jouissait en Haïti. Une partie de ces dessins sera donc présentée au FIFDH. L’autre partie étant réservée à une trentaine de mes travaux qui rendent compte de l’ensemble de mon parcours. On y verra une série d’estampes sur des poètes qui ont fait résonner à travers leurs œuvres les problèmes sociopolitiques de leur époque et pays respectifs: Pier Paolo Pasolini, Pablo Neruda, Mahmoud Darwich, etc.

«Les Murs du lendemain», c’est le titre de cette exposition. De quels messages ces «murs», sur lesquels vous avez dessiné un peu partout dans le monde, sont-ils porteurs?

Oh! je ne sais pas si j’ai des messages à délivrer! Je sais en revanche que mon travail consiste à réinscrire l’histoire humaine dans les lieux où j’interviens. Autrement dit, mes choix sont éthiques. Nous sommes aujourd’hui noyés sous un flux d’images qui n’ont aucune consistance. Or dessiner c’est pour moi faire cheminer simultanément la main et la pensée; mais aussi lutter contre l’amnésie générale qui frappe notre société toujours avide de lecture immédiate des événements.

Un dessin et une lettre
FIFDH

Estimez-vous que votre travail est en accord avec les thématiques qu’aborde le FIFDH?

Oui, évidemment. Mes œuvres interrogent les différentes réalités auxquelles j’ai été confrontée lors de mes nombreux voyages à l’étranger. En Afrique du Sud, j’avais travaillé sur la discrimination raciale, et j’y suis retourné au moment où le sida s’est répandu pour dire l’injustice faite aux malades qui n’avaient pas les moyens de se soigner. Ailleurs, à Naples (Italie), mes dessins interrogeaient l’iconographie chrétienne. Pour moi, l’image de la violence faite aux hommes s’incarne dans la mort du Christ. Je suis athée, mais comme artiste je continue à penser que mon humanisme est l’héritier d’un message évangélique.

«L’humaniste que je suis pense que les plus gros dégâts causés à la terre sont le fait du capitalisme mondialisé.»

Autre question «sacrée»: le dérèglement climatique, au programme du FIFDH. Vous êtes un grand défenseur de la nature. Qu’avez-vous à dire des dommages faits à la planète?

J’avais déjà réalisé dans les années 1980 une oeuvre intitulée «Arbrorigènes», qui représentait des humains constitués de cellules végétales. C’était ma manière de rendre hommage à la nature à travers ce qu’elle produit de plus beau: la photosynthèse. Cela dit, l’humaniste que je suis pense que les plus gros dégâts causés à la terre sont le fait du capitalisme mondialisé. Je ne vous livre pas ici un scoop, certes, mais j’affirme que je trouve immorale, à divers égards, la société de profit.  

Comment voyez-vous la Suisse?

Très propre. Mais derrière la propreté peut se cacher la misère.

Le coronavirus chamboule le FIFDH

Branle-bas de combat à l’administration du FIFDH. Sa directrice Isabelle Gattiker est essoufflée. «Je dois refaire tout un festival en 48 heures. Certains films et débats seront maintenus. Lesquels? Je ne puis vous répondre pour le moment», confie-t-elle trois jours avant l’ouverture du festival. Corruption, abus de pouvoir, discrimination, guerres, dérèglement climatique… composent les sujets abordés par des documentaire et des films de fiction, autour desquels s’organisent forums et rencontres.

La nouvelle formule du festival n’est pas encore arrêtée. «Le public, à qui je propose de consulter notre site www.fifdh.chLien externe, sera informé ces prochains jours de notre offre alternative. Il pourra suivre en streaming, en podcast ou en vidéo les débats», explique Isabelle Gattiker.

La technologie volera donc au secours du spectateur, mais aussi la RTS (Radio Télévision Suisse) «qui va essayer de diffuser certains films que nous programmons, soit via la télévision, soit via le site www.rts.chLien externe», ajoute la directrice. Le festival accueille chaque année près de 40’000 spectateurs ainsi que des cinéastes, écrivains et artistes de tous horizons, venus de 30 pays.


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