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Succubes et socquettes blanches

'Innocence’, un décor beau et oppressant à la fois. SP

'La peau blanche’, ou quand les succubes sont parmi nous. 'Innocence’, une escale mystérieuse et métaphorique...

Alors que le 5e Festival international du film fantastique de Neuchâtel approche de sa conclusion, coup de projecteur sur deux œuvres fortes.

Amis de la viscère étalée, de la cervelle éclatée, des sévices détaillés, passez votre chemin: cet article n’est pas pour vous, même si ce registre est bel et bien présent à Neuchâtel, comme dans tous les festivals dits ‘fantastiques’.

Avant de me rendre dans les salles, cette année, j’ai consciencieusement épluché le programme et fait une croix sur les films qui relevaient de ce registre. Pourquoi? Comme ça. Parce que pas envie. Critère peu journalistique? Sans aucun doute.

Alors j’ai vu les démêlés de Godzilla avec des monstres plus monstrueux que lui – un Godzilla plus grotesque et infantile qu’effrayant (‘Godzilla Final Wars’ de Ryuhei Kitamura).

J’ai vu une production russe prétentieuse, violente sans être gore, parlant du combat du Bien et du Mal, et de la trêve fragile que leurs forces respectives auraient instauré depuis le Moyen-Age. Tout cela pour nous infliger une histoire de vampires assez confuse (‘Night Watch’, de Timur Bekmambetov).

Par exemple. Mais j’ai aussi vu ‘La peau blanche’ et ‘Innocence’. En projection de presse, le même matin. La preuve qu’il y a des jours où l’on a bien raison de se lever presque tôt.

«On ne sait pas vraiment ce qu’on est»

‘La peau blanche’ est tirée du roman éponyme de Joël Champetier. C’est le premier film du réalisateur Daniel Roby.

Montréal. Thierry et Henri, deux copains colocataires. Dialogue sur la couleur de la peau (‘Pourquoi dites-vous les gens de couleur? Le noir est l’absence de couleur’), constate Henri, d’origine haïtienne et néanmoins doté d’un accent québécois aussi musclé que celui de son ami.

Nous sommes dans la vie normale. La vraie vie. Une vie qui va déraper le soir où, histoire de rire un peu, les deux amis se retrouvent dans les bras de deux prostituées. Mais Henri manque de se faire égorger par la dame qu’il étreint.

De son côté, Thierry n’aime pas les rousses: elles ont la peau trop claire selon lui. Claire comme ‘Claire’, la femme qu’il va bientôt rencontrer et dont il va tomber très amoureux, même si Claire est rousse. La vraie vie est parfois paradoxale.

Claire est rousse et malade. Un cancer, dit-elle. En fait, son mal est ailleurs. Claire, qui n’est autre que la sœur de la prostituée égorgeuse, a un vrai problème. Elle n’est pas vraiment humaine. «On ne sait pas vraiment ce qu’on est. On est des humains en mutation», dit-elle un jour.

En fait, elle est, comme sa sœur, une succube. Ayant besoin de consommer du sang humain pour survivre. Henri, que ses racines haïtiennes ont habitué à l’irrationnel, le pressent rapidement. Thierry le québécois, ne peut même pas l’envisager…

La vraie réussite de ce film, c’est l’habileté avec laquelle le réalisateur fait entrer le fantastique dans la réalité quotidienne. Peu d’action, en fait. Pas de scène gore. Mais une tension croissante, avec de vrais dialogues, un zeste d’humour, et surtout, cette réflexion sur la peau, et par conséquent sur ‘l’humanitude’, qui parcourt le film de la première à la dernière scène.

Le paradis? L’enfer? Ou la vie?

Dans un festival fantastique, un OVNI est en principe un vaisseau spatial venu d’ailleurs. Mais l’OVNI de cette 5ème édition du NIFFF est tout autre chose: un film intitulé «Innocence», réalisé par la Belge Lucile Hadzihalilovic, et tiré d’une nouvelle de Frank Wedekind, intitulée «Mine-Haha ou l’éducation corporelle des jeunes filles».

Une adorable petite fille asiatique, Iris, arrive dans une sorte de pensionnat. Mais pas n’importe comment: c’est d’un cercueil que la retirent, vivante, ses futures camarades. Et cela sans la moindre surprise. Il est donc ‘normal’ qu’Iris apparaisse de cette façon en ce lieu, ce qui place immédiatement le spectateur dans une situation inconfortable: où est-on? Au paradis ? En enfer?

Ni l’un, ni l’autre, vraisemblablement. Car la vie au pensionnat est une vie presque normale pour ce genre de lieu. La discipline y est dure, les interdits nombreux. Et les questions restent sans réponse. Qu’y a-t-il derrière le mur d’enceinte? Pourquoi Bianca, l’aînée du groupe, quitte-t-elle ses camarades tous les soirs?

Les bâtiments sont sombres et vieillots, entourés d’une forêt dense, dont les sentiers, la nuit, sont illuminés par des lampes. Sous le parc, un dédale de couloirs de pierres suintantes. Ambiance oppressante, mystérieuse, qui contraste avec la fraîcheur – l’innocence – des petites filles. Glaçant et beau à la fois.

Peu d’adultes dans ce monde exclusivement féminin. Une servante ou l’autre. Une prof, jouée par la délicieuse Hélène de Fougerolles, brune et boiteuse pour l’occasion. Et une maîtresse de ballet. Car les petites filles modèles – chemisier blanc, jupette blanche, socquettes blanches et grosses chaussures à lacets – suivent des cours de danse. La danse qui permettra aux élues de quitter plus tôt le pensionnat… Mais pour aller où?

La caméra erre en ces lieux étranges pendant près de deux heures. Sans qu’on comprenne vraiment où l’on veut nous emmener, et pourtant, on se laisse emmener.

De l’enfance à l’adolescence, c’est à la fois un exemple et une métaphore de cette phase de construction qui défilent devant nous. Construction de petite fille en l’occurrence, mais serait-ce différent pour un petit mec? Ces interdits qu’on accepte car on n’a guère le choix… Le danger qui rôde… Ces questions sans réponses.

Un morceau de vie, une vie où on ne naît pas dans un chou, mais dans un cercueil, cycle éternel…

Vous sortez du cinéma et le soleil vous éblouit. Vous aviez oublié que l’extérieur, la rue, les voitures, existaient. Vous êtes muet, ou alors, si vous êtes contraint de parler, les mots viennent maladroitement. La preuve concrète que vous venez de vivre un étrange voyage.

swissinfo, Bernard Léchot à Neuchâtel

Le 5ème ‘Neuchâtel international fantastic film festival’ se termine le 3 juillet.
Plus de 70 films étaient au programme, dans diverses sections: compétition internationale, compétition asiatique, compétition de courts métrages suisses, compétition de courts métrages européens, courts métrages «Future cinema» (animation et images de synthèse), rétrospective «Invaders from Marx», diverses avant-premières.

– ‘La peau blanche’, du réalisateur canadien Daniel Roby, est tirée du roman éponyme de Joël Champetier. Avec notamment Marc Paquet, Frédéric Pierre, Marianne Farley.

– ‘Innocence’, de la réalisatrice belge Lucile Hadzihalilovic, est tiré d’une nouvelle de Frank Wedekind intitulée «Mine-Haha ou l’éducation corporelle des jeunes filles». Avec notamment Hélène de Fougerolles, Marion Cotillard, Zoé Auclair, Berangère Haubruges, Lea Bridarolli.

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