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La longue histoire de l’évasion fiscale en Suisse avant l’EAR

Selon l'historien Sébastien Guex, l'échange automatique de renseignements va décourager les "petites" fortunes, mais aura peu d'impact sur les ultra-riches (image symbolique). KEYSTONE/GABRIELE PUTZU sda-ats

(Keystone-ATS) Les bases légales de l’échange automatique de renseignements (EAR) en matière fiscale viennent d’entrer en vigueur. En Suisse, l’évasion fiscale à l’ombre du secret bancaire a une longue histoire. L’actualité récente n’a modifié qu’en partie le paradigme.

L’adoption de l’EAR par la Suisse n’est pas l’aboutissement d’une longue épreuve de force entre autorités suisses et étrangères autour de la fraude fiscale. “Ce n’est pas un bras de fer continu, mais il existe des moments de conflits”, met au point Sébastien Guex, professeur en histoire contemporaine à l’Université de Lausanne.

Le premier conflit, ce spécialiste des origines du secret bancaire helvétique le situe en 1907, qui oppose Paris à Berne. “L’introduction en 1901 dans l’Hexagone de la progressivité de l’imposition sur les successions a tout déclenché”, démontre le professeur.

Car elle ouvre la porte à l’impôt progressif sur le revenu et la fortune, qui se matérialisera en 1914. Inquiètes, les grandes fortunes françaises mettent leurs avoirs à l’abri du fisc, via des comptes joints, en Grande-Bretagne, en Belgique, et surtout en Suisse, qui en accueille la plus grosse proportion.

Les taux pas en cause

Or, l’impôt progressif sur les successions prévoit une ponction maximale effective de seulement 4%. “La fraude massive à laquelle se livre la grande bourgeoisie n’est pas attisée par les taux d’imposition”, affirme Sébastien Guex, prenant le contre-pied des thèses en vigueur. Certes, dès la Grande Guerre puis la Grande Dépression, l’alourdissement des charges fiscales jouera un rôle.

Déjà, l’ampleur des sorties exaspère suffisamment le gouvernement français pour qu’il songe à une convention internationale sur l’échange automatique d’informations dans le domaine fiscal. Préparant le terrain à l’impôt progressif sur le revenu, le ministre des finances Caillaux cherche aussi à éviter l’exil des capitaux.

Les démarches de la France auprès de la Grande-Bretagne débouchent en 1907 sur le premier accord international prévoyant des échanges d’informations, “tous les trois mois”, dans le cadre des droits de succession. Sollicitées, les autorités belges et suisses opposent, elles, un refus net de toute entente.

Marché de l’évasion fiscale

Puis la finance transfrontière (offshore), connaît un essor dans l’entre-deux-guerres. Les banquiers helvétiques cherchent alors encore davantage à se positionner sur le “marché international de la fraude fiscale”, selon l”expression forgée par l’historien Christophe Farquet. Les administrations fiscales suisses adoptent des lois favorables, tandis que les cercles bancaires s’activent dans l’accueil d’avoirs illicites et le démarchage illégal.

La répression de la fraude fiscale se renforce avec la crise de 1929, comme d’ailleurs après chaque crise économique, aussi en 2008. L’Allemagne introduit de lourdes peines de prison. Et déjà, les gouvernements voisins entreprennent d’espionner les banques suisses, en cherchant à voler des listes révélant des noms de clients.

La Banque commerciale de Bâle (BCB), l’un des huit grands instituts financiers que compte alors la Suisse, se fait pincer en 1932. Perquisitions des bureaux parisiens, arrestations, comptes bloqués, l’Etat français – avant Washington au siècle suivant – frappe fort. Mais les milieux dirigeants helvétiques résistent.

Secret bancaire renforcé

Le secret bancaire ressort même renforcé de cette affaire. Loin de vouloir protéger les fonds déposés en Suisse par les victimes du nazisme, il s’agit pour Berne de protéger les banques de l’espionnage étranger – et d’une surveillance de l’Etat réclamée à l’interne. La loi sur les banques et les caisses d’épargne de 1934 introduit l’article 47, toujours en vigueur, qui punit pénalement la violation du secret bancaire.

“Depuis la fin du 19e siècle, la bourgeoisie caresse l’ambition de faire de la Suisse un paradis fiscal et, ainsi, le premier gérant de fortune offshore au monde”, affirme Sébastien Guex. Elle y parviendra, même si, à l’heure de la globalisation qui s’accélère dès les années 1980, la compétition devient féroce.

La RIE III en contrepartie

Actuellement, certes, le secret bancaire est en partie levé pour la clientèle étrangère résidente à l’étranger. Mais la volonté de l’ancrer dans la Constitution pour les clients au passeport à la croix blanche ou domiciliés en Suisse vise là encore à le bétonner, soutient Sébastien Guex.

Selon lui, l’EAR va décourager les “petites” fortunes, mais aura peu d’impact sur les ultra-riches, clientèle la plus convoitée des banques. Car les moyens continueront d’exister pour contourner la législation, en jouant, par exemple, sur la résidence.

En outre, la réforme de l’imposition des entreprises (RIE III) profitera aux investisseurs grâce à la baisse de l’imposition de leurs bénéfices, est convaincu le chercheur. Qui voit, en particulier dans la déduction des intérêts notionnels, une incitation nouvelle à l’évasion et à la fraude fiscales pour les entreprises.

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