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Une Charia en Suisse? Impensable!

Keystone

Au nom de la diversité culturelle, Christian Giordano, professeur à l'Université de Fribourg, propose de permettre à certains groupes ethniques ou religieux d'appliquer leurs propres juridictions, par exemple en matière familiale. Vif débat.

L’article s’intitule sobrement «Le pluralisme juridique: un outil pour la gestion du multiculturalisme». Il a paru dans le dernier bulletin de la Commission fédérale contre le racisme, Tangram. Et lorsque son auteur, le socio-anthropologue Christian Giordano de Fribourg, déclare qu’il souhaitait provoquer un débat, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a réussi.

L’article a en effet suscité un tollé dans toutes sortes de milieux. Il y a eu par exemple 60 réactions, toutes négatives, dans la NZZ am Sonntag et sur le site Internet du Matin.

De l’eau au moulin

Beaucoup de commentateurs sont d’avis qu’en prônant implicitement l’application aux musulmans de Suisse de la charia – la loi traditionnelle islamique, contraire sur plusieurs points au droit suisse – , Christian Giordano attise le racisme, les craintes et les préjugés anti-islamiques. Et apporte de l’eau au moulin des partisans de l’initiative populaire exigeant l’interdiction en Suisse de la construction de minarets

Elle-même musulmane et Suissesse, Elham Manea, docteur en sciences politiques et enseignante à l’Université de Zurich, qualifie pour sa part «d’horripliante» la proposition de Christian Giordano. Dont l’adoption aurait, selon elle, des conséquences «catastrophiques», spécialement pour les femmes musulmanes.

D’origine yéménite, Mme Manea estime en particulier que les mariages forcés – «en Suisse aussi une triste réalité» – seraient ainsi juridiquement facilités. Un avis partagé par la directrice du Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, Patricia Schulz.

Prétendue tolérance

Elham Manea trouve en outre que l’idée que l’on ne peut imposer certaines valeurs à des personnes de cultures éloignées est en dernière analyse «de l’arrogance sous une prétendue tolérance».

Face à ce concert de critiques, la Commission fédérale contre le racisme a fait savoir publiquement qu’elle ne partageait pas les conclusions de l’article, paru pourtant dans son propre bulletin! Et qu’elle se réservait la possibilité de publier d’autres commentaires dans les semaines à venir.

Mais qu’a donc dit exactement de si iconoclaste ce professeur fribourgeois?

Selon lui, il n’est plus possible aujourd’hui de gérer la société multiculturelle en se fondant uniquement sur le concept classique d’intégration des minorités. En fin de compte, l’intégration ne serait en effet rien d’autre qu’une assimilation forcée, au prix d’une réduction de la diversité et d’une homogénéisation culturelle de la société.

Tempérer le concept d’intégration

Il faudrait donc tempérer le concept d’intégration en reconnaissant que les immigrants, tout en s’adaptant à la culture environnante, maintiennent des liens importants avec les sociétés dont ils sont originaires. Dans le domaine juridique, notamment, il estime illusoire de croire que la Suisse parviendra un jour à intégrer entièrement dans son système des personnes venant de cultures éloignées.

D’où l’idée, explosive, que chacun devrait pouvoir choisir plus ou moins ou en partie la juridiction ou le tribunal qui correspond à son origine, son ethnie ou sa religion.

Giordano ne donne pas de définition précise de ce «pluralisme juridique». Mais il suggère d’intégrer dans certains secteurs du droit suisse quelques mécanismes juridiques qui tiennent compte des spécificités culturelles.

Hésitant sur la… polygamie

Dans son article, Christian Giordano ne parle pas expressément de la charia, mais c’est bien d’elle dont il est question.

Dans les explications qu’il a depuis fournies à la presse, Christian Giordano parle en tout cas clairement de l’éventuelle application en Suisse de la charia, qu’il envisage entre autres dans les domaines du droit civil, du droit de la famille, des affaires financières et commerciales, voire pénales. Il se dit hésitant pour ce qui est des litiges liés à la polygamie, une question «délicate qu’il s’agirait d’examiner soigneusement».

De toute façon, l’application de ces juridictions spéciales ne devrait être que partielle et conditionnée. Des tribunaux parallèles à la justice suisse mais autonomes ne seraient pas admissibles. La laïcité, les droits humains et les droits démocratiques devraient être respectés.

Toute décision prise selon la charia devrait pouvoir faire l’objet d’un recours au Tribunal fédéral. Et les peines corporelles – la charia connaît la lapidation – devraient pouvoir être… commuées en amendes.

swissinfo, Michel Walter

Plus de 75% des Suisses sont chrétiens (42% de catholiques romains et 33% de réformés).
11% sont sans religion.
L’Islam compte plus de 310’000 fidèles (4,3%), en majorité balkaniques et turcs, et 12% d’entre eux sont suisses.
La communauté juive (0,2%) compte 80% de suisses.

La loi islamique (charia: «la voie de dieu» en arabe) est un ensemble de règles codifiant à la fois les aspects publics et privés de la vie d’un musulman, ainsi que les interactions entre les croyants.

C’est un système variable de lois tirées à la fois du Coran, du Hadith (les paroles du prophète Mahomet) et des «fatwas» (règles émises par les chefs religieux).

Le niveau, l’intensité et l’étendue du pouvoir normatif de la charia varient beaucoup selon les époques et les pays.

Professeur d’anthropologie à l’Université de Fribourg, Christian Giordano a déjà été cité comme expert par la justice. Il en a conclu qu’il existe des formes de justice parallèle parmi les immigrés, par exemple la tradition albanaise de la vendetta.

Au lieu de nier l’existence de ces institutions «qui manquent de transparence», l’Etat ferait mieux de les reconnaître pour les contrôler et les rendre compatibles avec le système suisse.

Selon Richard Schulze, de l’Institut de sciences islamiques de l’Université de Berne, Christian Giordano relance un débat qui a déjà fait long feu dans plusieurs pays, car toute médiation dans le contexte de l’Islam se heurte à la forte pression exercée sur les parties.

En 2006, la province canadienne de l’Ontario a clos le débat en interdisant l’arbitrage privé ou religieux.

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