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Une construction qui a échoué? Ce que l’histoire de la SDN révèle de l’ONU

Le président Woodrow Wilson parmi la foule, le jour de la signature du traité de Versailles, le 28 juin 1919
Avec son haut-de-forme, le président américain Woodrow Wilson est acclamé par la foule parisienne, le jour de la signature du traité de Versailles, le 28 juin 1919. Principal promoteur de la SDN, Woodrow Wilson sera désavoué par le Sénat américain qui rejette la ratification du Traité de Versailles et donc l’adhésion à la Société des Nations. L’absence de cette grande puissance est la première faiblesse de la SDN, même si la fondation Rockefeller sera très active, généreuse et influente en son sein dans des domaines comme la santé. Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France

La fantomatique assemblée générale des Nations unies censée marquer son 75e anniversaire soulève une nouvelle fois la question de son efficacité, voire de sa pertinence. Mais que juge-t-on précisément au travers des critiques à l’encontre de l’ONU? Éléments de réponse avec Davide Rodogno, spécialiste de l’histoire mondiale et des organisations internationales au Graduate institute de Genève.

Nulle délégation gouvernementale pour remplir, comme chaque année, les grands hôtels de Manhattan, calme plat aux abords du Palais de verre, pas l’ombre d’un chef d’Etat à la tribune de la 75e AssembléeLien externe générale des Nations unies. Covid oblige, c’est par écran interposé que les dirigeants du monde s’expriment cette semaine, dans des vidéos préenregistrées.

Les trompettes de la renommée remisées au placard, l’ONU évoque plus qu’elle ne célèbre son 75e anniversaire que ce soit à New York ou à Genève qui, elle, commémore également la création de la Société des Nations, cette première mouture censée pacifier les relations internationales marquant 100 ans de multilatéralisme, le label des célébrations genevoises.

L’heure est d’autant moins à la fête qu’au-delà de la pandémie mondiale, de sa gestion internationale et de ses retombées économiques, l’ordre international incarné par l’ONU est durement secoué par les tensions grandissantes entre grandes puissances militaires en Asie et au Moyen-Orient, alors que des leaders nationalistes sèment la discorde sur la plupart des continents. Sans parler du réchauffement climatique, une menace planétaire qui produit ses premiers désastres face auxquels la mobilisation internationale n’est que balbutiante, malgré les efforts de l’ONU.

Les questions deviennent donc insistantes: le multilatéralisme est-il en crise? L’ordre mondial instauré dès 1945 – l’ONU et ses agences,  mais aussi le GATT devenu l’OMC – est-il en train de voler en éclats? Les égoïsmes nationaux vont-ils finir par ruiner les coopérations internationales?

Beaucoup y répondent par l’affirmative. Davide Rodogno, lui, est plus nuancé. Ce professeur d’histoire internationale au Graduate Institute de Genève estime plus fructueux de se demander ce que peuvent ou veulent faire ces organisations interétatiques et relever pourquoi certains objectifs sont hors de leur portée. Ce que montre l’examen des heurs et malheurs de la SDN que l’on retrouve en bonne partie dans les difficultés passées et présente de l’ONU. Un questionnement et une  approche également portés par la présidente de la Confédération suisse lors de son discoursLien externe diffusé ce mercredi à l’assemblée générale des Nations Unies:

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Les idéaux et la dure réalité

Par tous les temps, l’ONU communique ses réalisations et ses objectifs en brandissant ses idéaux, quitte à passer sous silence ses propres erreurs. Une tendance qui s’accentue à l’heure du marketing triomphant et des réseaux sociaux. C’est donc à l’aune de cette communication que l’organisation internationale est jugée face à une réalité forcément moins exaltante. Le fossé entre ses deux dimensions est donc chaque fois relevé par l’opinion publique. «L’ONU est très mauvaise quand elle raconte son histoire, car elle est peu perméable à l’autocritique. Elle mélange politique et morale et le résultat est rarement convaincant», relève Davide RodognoLien externe, tout en soulignant les importantes innovations apportées tant par la SDN que par l’ONU dans des domaines comme les réfugiés, la santé, les transports, la communication ou les échanges économiques.

Prenons l’exemple d’un principe cardinal qui traverse ce siècle de construction des organisations internationales: le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Ce principe enveloppe les Quatorze points qu’énonce le président américain Woodrow Wilson au sortir de la Première Guerre mondiale comme programme pour encadrer le traité de Versailles de 1919, l’accord de paix entre l’Allemagne et les puissances alliées qui entérine la création de la Société des Nations.

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Les maîtres du jeu international

«Les Quatorze points ne valent que pour les nations se considérant comme civilisées», rappelle Davide Rodogno. Les aspirations des peuples émergeant des ruines de l’Empire Ottoman vaincu par la Première Guerre mondiale sont en partie reconnues par le traité de Versailles, avant d’être étouffées par plusieurs traités entre grandes puissances et remplacés par des mandats de puissance protectrice conférés à la France et l’Angleterre au Proche-Orient.

Davide Rodogno insiste: «Les mandats sont l’expression de l’impérialisme occidental. Et ce régime colonial violent et oppresseur poursuit sa lutte contre les mouvements indépendantistes qui prolifèrent en Asie, en Afrique et ou Moyen-Orient.»

Allié des vainqueurs de la Grande Guerre, le Japon impérial propose à Paris en 1919 d’inclure le principe de l’égalité des races dans la charte de la future SDN. Une proposition qui sera finalement rejetée Woodrow Wilson, qui préside la séance de la commission négociant cette charte, sous la pression des Britanniques et de l’Australie notamment. «L’égalité des races proposée par le gouvernement japonais remettait en cause tout l’édifice raciste au nom de la civilisation justifiant le maintien des empires», souligne Davide Rodogno.

La SDN reste le gardien des empires coloniaux. «Mais si l’on tient compte du contexte de l’époque, la SDN aurait-elle pu être une machine émancipatrice et progressiste ou le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes auraient été véritablement respecté? C’était exclu, car la SDN était la manifestation de la volonté des puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale qui sont toutes des empires coloniaux. Et ils construisent la SDN à leur image», explique le professeur genevois.

C’est également le cas des Nations Unies, même si l’organisation a intégré les pays décolonisés et servi de caisse de résonance aux mouvements indépendantistes. Son universalisme est celui que veulent bien concéder ses États membres, à commencer par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité.

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La paix, mais à quel prix?

La paix et la sécurité internationale sont la raison d’être de l’ONU, comme de la SDN. «C’est l’obsession de la SDN qui veut tout faire pour que la guerre de 14-18 ne puisse pas se reproduire. Et c’est dans ce but ultime qu’elle cherche à étendre ses activités au développement des moyens de communication, d’un cadre régulateur pour les échanges commerciaux ou la protection des réfugiés», rappelle Davide Rodogno.

Or la question des réfugiés ne figure pas dans le traité instituant la SDN. «Elle devient importante pour l’assemblée et le conseil de la SDN qu’au moment où ses États membres réalisent que la crise engendrée par les millions de civils réfugiés engendrés par la guerre et ses suites menace la paix définie à Versailles en 1919», précise le spécialiste des relations internationales.

Célèbre explorateur norvégien, Fridtjof Nansen est choisi par la SDN en 1921 pour être le tout premier Haut-commissaire pour les réfugiés. Il utilise sa célébrité et son autorité pour faciliter et coordonner son action. «Mais Nansen ne pourra jamais transformer ses activités en une organisation pérenne, pointe le professeur. Quand il s’agit de régler les échanges de populations entre les chrétiens orthodoxes de l’Empire Ottoman et les musulmans des Balkans et de Macédoine, Fridtjof Nansen n’a ni les compétences, ni l’argent, ni les hommes ou les structures, ni la logistique pour faire de l’opérationnel. Sur le terrain, les acteurs collaborent sans coopérer, chacun défendant son territoire bec et ongles. Ainsi le CICR sabote les ambitions du Haut-commissaire pour les réfugiés, tout en travaillant avec lui sur le terrain.»

Résultat: le système censé régler la question des minorités se dérègle à mesure que montent les nationalismes conquérants durant les années 30, que se soit le Japon militariste en Mandchourie, l’Italie fasciste en Éthiopie ou le réarmement et les persécutions racistes menés par l’Allemagne nazie.

«Un peu comme les Nations Unies, la SDN voulait tout coordonner, estimant avoir une plus grande légitimité que ses États membres. Mais cela ne correspondait pas du tout aux jeux de pouvoir des états qui, aujourd’hui comme hier, tiennent les cordons de la bourse», résume Davide Rodogno.

Le multilatéralisme en danger?

Davide Rodogno n’y croit pas: «On parle souvent de crise du multilatéralisme. Mais il y a quantité de domaines où le multilatéralisme se fait de manière très discrète, sous les radars. Et l’ONU continue de jouer un rôle très important en conservant du prestige, de l’autorité et de la légitimité.»

Si les Nations unies, comme la SDN, n’agissent que dans les espaces sur lesquels s’accordent ses États membres, l’ONU permet des avancées, sans pouvoir toujours éviter le pire. Le Haut-commissariat aux réfugiés imaginé par la SDN s’est concrétisé sous l’égide de l’ONU. L’Organisation internationale du travail a survécu à la Deuxième Guerre mondiale pour ne citer que ces deux exemples. Mais hier comme aujourd’hui, ces organisations dépendent du bon vouloir des grandes puissances qui ont toujours tendance à en jouer selon leurs objectifs et leurs intérêts à l’international. Et quand les tensions internationales augmentent comme aujourd’hui, ces institutions se mettent à tanguer.

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«Ce centenaire de construction internationale d’agences techniques sur les migrants, le travail ou l’humanitaire montre qu’elles conservent leur utilité aux yeux des États, des entreprises ou des ONG », relève Davide Rodogno.

Il ne s’agit donc pas de sombrer dans le catastrophisme et les jugements sommaires: «On en banalise l’importance, mais la simple existence de ces lieux de discussion diplomatiques et de ses agences dirigées par des facilitateurs qui ne sont pas censés représenter l’État dont ils proviennent, conservent toutes leurs importances, à fortiori quand le monde est en crise et que le Conseil de sécurité est paralysé.»


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