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Une liaison brisée qui en créera bien d’autres

Faute de voir les molécules (trop petites), on ne peut que les représenter graphiquement. Ici, quatre atomes d'hydrogène et un atome d'oxygène (rouge) entourent quatre atomes de carbone. Wikimedia

Une nouvelle méthode est née pour casser une des liaisons chimiques les plus stables qui soient. En séparant sûrement et proprement le carbone de l’hydrogène, une équipe genevoise ouvre une nouvelle ère dans la synthèse des grosses molécules bioactives.

Indolines fusionnées par couplage asymétrique carbone-carbone catalysé au palladium: le titre de l’article du professeur E. Peter Kündig et de ses collaborateurs Masafumi Nakanishi, Dmitry Katayev et Céline Besnard du Département de chimie organique de l’Université de Genève publié début juillet dans l’édition internationale d’Angewandte Chemie ne parle pas forcément directement au grand public…

Pourtant, la prestigieuse revue de la Société allemande de chimie a attribué à cette contribution la mention VIP (pour «very important paper»), qui ne distingue en moyenne que 5% de ses publications.

Car l’avancée est rien moins que capitale. Dans la lignée des travaux entrepris dès les années 70 par Richard Heck, Ei-ichi Negishi et Akira Suzuki (trio gagnant du prix Nobel de chimie 2010), la nouvelle méthode va faciliter la synthèse de molécules jusque-là inaccessibles ou très difficiles et coûteuses à fabriquer, principalement dans le domaine pharmaceutique.

La chaîne de la vie

Numéro 6 sur la table des éléments chimiques (soit formé d’un noyau à six protons, autour duquel gravitent six électrons), le carbone a la particularité de se lier très facilement avec d’autres atomes, dont l’hydrogène (numéro 1). L’essentiel de la matière vivante est basé sur la chimie du carbone, qui se lie à l’azote, à l’oxygène et à l’hydrogène. Dans ces molécules organiques, les liaisons carbone-hydrogène sont omniprésentes. Et très solides.

La liaison carbone-hydrogène est en effet, le plus souvent non-réactive. Ce qui veut dire qu’à moins de brûler la substance (et certains hydrocarbures brûlent très bien), on ne parvient pas à séparer les atomes.

Mais au fait, pourquoi vouloir les séparer? Pour construire d’autres molécules. Car la famille des hydrocarbures n’est pas que celle du pétrole et des plastiques. Elle est aussi celle de la plupart des substances actives des médicaments, qu’il est plus efficace et plus raisonnable de fabriquer (ou de synthétiser) que de les extraire des plantes ou des animaux.

Question d’élégance

«On prend des molécules simples, on les transforme par dissection, puis on réassemble les morceaux en molécules beaucoup plus complexes, résume E. Peter Kündig. Et il y a toujours là-dedans une question de coût, d’efficacité, mais aussi d’art et d’élégance, un peu comme la construction en architecture».

L’élégance en chimie, c’est savoir utiliser les matériaux les moins polluants, consommer le moins d’énergie possible, mais aussi réaliser entre les éléments les liaisons les plus efficaces et les plus «belles» possible. «Par exemple, si on arrive à mettre au point une séquence qui permette de réaliser deux, trois ou quatre liaisons en une seule opération, c’est tout simplement fascinant», s’enthousiasme le chimiste.

Le gant droit et la main gauche

On ne peut pas coller ensemble n’importe quels atomes, certaines liaisons sont simplement impossibles. Les molécules doivent donc avoir une structure précise. Elles peuvent aussi avoir un sens. On dit alors qu’elles sont «chirales». On ne peut pas les superposer à leur image dans un miroir, comme on ne peut pas mettre un gant gauche à la main droite.

«Chimiquement, ce sont exactement les mêmes molécules. Elles ont les mêmes points de fusion et d’ébullition, mais elles interagissent différemment avec la nature», explique E. Peter Kündig. Et de citer l’exemple tragique du thalidomide, ce médicament des années 50 dont le principe actif existe sous deux formes chirales: l’une efficace comme sédatif et l’autre causant des malformations chez les bébés.

C’est précisément sur des molécules chirales que l’équipe genevoise a réalisé sa première mondiale. Au moyen d’un catalyseur (molécule servant à déclencher la réaction) à base de palladium (un métal), les chimistes ont réussi à couper sélectivement une liaison carbone-hydrogène dans une des deux images-miroir de la même molécule.

Autre résultat encourageant: alors que normalement, les catalyseurs contenant du métal n’aiment pas trop la chaleur, celui des chimistes genevois résiste très bien jusqu’à 160°, température requise pour casser la liaison.

Dans dix ou vingt ans

C’est donc un verrou important qui vient de sauter sur la voie de la synthèse de nouvelles molécules. L’imagination et la créativité des chimistes ne devraient plus se trouver bridées par cet obstacle de la liaison carbone-hydrogène.

L’industrie pharma ne va pas pour autant se ruer tout de suite sur ce nouveau procédé. «Nous n’avons pas fait ça sur commande, précise E. Peter Kündig. C’est de l’innovation, de la recherche, qui n’est technologiquement pas encore très avancée. A ce stade, c’est purement académique. Nous avons souvent dix ou vingt ans d’avance sur l’industrie, qui, quand elle a consenti d’immenses investissements dans un procédé de fabrication, doit d’abord les rentabiliser».

Sur le papier d’abord. Contrairement à l’alchimiste de l’imagerie populaire, le chimiste moderne ne travaille pas en aveugle, en mélangeant des produits dans ses éprouvettes. Il commence toujours par dessiner la molécule qu’il va essayer de synthétiser.

De A à P. Les règles de base qui font tenir ou non des atomes ensemble ainsi que les procédés qui permettent de les assembler sont connus dans les grandes lignes. Mais des choses restent à découvrir. Selon la formule du professeur Kündig, «la synthèse n’est pas une science mûre, où l’on peut planifier les choses de A à Z. Actuellement, on peut peut-être le faire de A à P…»

Par millions. Le chimiste ne voit pas le résultat de ses travaux autrement que sous forme d’une poudre blanchâtre (le plus souvent). Les molécules qu’il fabrique sont en effet si petites qu’elles échappent aux microscopes. Un seul gramme de produit peut en contenir plusieurs millions.

Précision absolue. Malgré cela, en pesant exactement les ingrédients de départ et en analysant le produit fini par spectroscopie ou par résonance magnétique, on peut déterminer avec une précision absolue le nombre et le type d’atomes qui composent la molécule synthétisée.

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