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Une vie consacrée à aider les toxicomanes

A 80 ans, Ambros Uchtenhagen ne montre aucun signe de fatigue dans son activité. null

Expert en addictions, Ambros Uchtenhagen a collaboré à la mise au point de la politique suisse en matière de drogue. Une politique basée sur la pratique qui a vu le jour pour mettre fin au problème des scènes ouvertes de la drogue, dans les années 1980.

La politique suisse de la drogue – dite «des quatre piliers» – se veut une approche globale. Elle se base à la fois sur la répression, la prévention, la réduction des risques et l’aide aux toxicomanes.

Cette politique pragmatique est née à la fin des années 1980. La situation semblait alors totalement hors contrôle. Tout le monde se souvient notamment du Parc du Letten, à Zurich, où des milliers de toxicomanes se rassemblaient. A l’époque, ces images avaient fait le tour du monde.

Ambros Uchtenhagen faisait partie des quelques personnes qui ont très tôt réalisé que la répression seule n’était pas suffisante et qu’il fallait une approche totalement différente. Il a notamment été pionnier de programmes de substitution de l’héroïne pour les toxicomanes les plus fortement dépendants.

Professeur émérite à la chaire de psychiatrie sociale de l’Université de Zurich, Ambros Uchtenhagen vient de fêter ses 80 ans, mais ses avis sont encore très demandés. Il est président de l’Institut pour la recherche en addiction et en santé publique de Zurich et expert auprès de l’Organisation mondiale de la santé.

swissinfo: Les années 1960 ont marqué les débuts d’une société permissive. Comment la Suisse a-t-elle géré le problème des drogues illégales à cette époque?

Ambros Uchtenhagen: Les drogues étaient un phénomène nouveau. Comme d’habitude, lorsque vous avez quelque chose de nouveau et de déplaisant, vous essayez d’abord la répression. Et ce n’est que lorsque vous réalisez que cela ne peut pas être réprimé que vous réfléchissez à d’autres solutions.

Nous devions réfléchir à des approches et à des services susceptibles d’attirer la jeunesse. C’est ainsi qu’à la fin des années 1970, nous avons mis sur pied des centres d’accueil où l’on pouvait obtenir anonymement de l’aide et des conseils.

swissinfo: Mais la drogue a commencé à devenir un vrai problème dans les années 1980.

A. U. : Au début, les problèmes de drogue ont surtout affecté des jeunes qui se rebellaient contre l’avis des adultes, comme des étudiants mais aussi des jeunes qui avaient connu tôt la délinquance.

Cela a changé dans les années 1970. Nous avons alors vu un nombre croissant de jeunes issus de foyers brisés et avec peu d’éducation s’engager dans la consommation de drogue. A la fin des années 1980, nous avions un groupe très problématique de consommateurs qui se rassemblaient dans des scènes ouvertes de la drogue dont l’exemple le plus visible était le Parc du Letten.

Les gens y arrivaient par milliers, même depuis d’autres pays. Il y avait aussi des jeunes souffrant de problèmes psychiatriques qui étaient attirés par une image du Letten perçue comme romantique.

Mais les conditions se sont rapidement détériorées avec beaucoup de violence entre les trafiquants et des descentes de police. Il y avait aussi beaucoup de misère, des crimes et la prostitution de jeunes filles qui avaient besoin d’argent pour leur consommation de drogue. Les autorités de la ville ont alors réagi vigoureusement, mais elles n’ont reçu que peu de soutien de la part des autorités cantonales et fédérales. Cela a pris du temps jusqu’à ce que le gouvernement fédéral mette en avant sa fameuse politique des quatre piliers en 1991.

swissinfo: Comment les autorités zurichoises ont-elles changé leur politique en matière de drogue après le Letten?

A. U. : Nous avons eu deux phases principales. La première a été la fermeture du Letten. Mais le résultat fut que les toxicomanes se sont dispersés dans toute la ville, dans des zones résidentielles, dans les cours des écoles. Cette situation était incontrôlable et a entraîné beaucoup plus de nuisances pour la population.

Lorsque les toxicomanes se sont à nouveau rassemblés dans l’ancienne gare du Letten, ils ont été autorisés à y rester, car il était préférable des les avoir là que dans toute la ville. Mais la situation est devenue encore plus intolérable qu’auparavant. A tel point que des équipes de télévision du monde entier étaient présentes, juste pour voir ce qui se passait dans cette Suisse «propre et efficace».

Avant de fermer définitivement le Letten, nous avons donc dû préparer de nouvelles mesures: le traitement de substitution de l’héroïne, des abris ainsi qu’une politique de tolérance zéro par rapport au trafic et à la consommation de drogue en public. La substitution d’héroïne était prévue pour les toxicomanes les plus dépendants qui avaient déjà tenté sans succès d’autres traitements et qui étaient impliqués dans la délinquance liée à la consommation de drogue.

Cette politique a permis d’éviter de fâcheuses conséquences après la fermeture du Letten. Lorsqu’il a été définitivement fermé, en 1995, il n’y avait plus là-bas de toxicomanes, mais uniquement des équipes de télévision et la police. Grâce au succès de cette seconde phase, nous avons pu maintenir ces mesures.

swissinfo: Et ainsi, ce nouveau modèle a impliqué un changement total dans la manière de penser?

A. U. : La manière de penser était très pragmatique, puisqu’il s’agissait de prendre des mesures qui répondaient aux besoins de base des victimes de la drogue et qui leur évitaient de retourner sur les scènes ouvertes de la drogue.

Nous avons également pris en considération les besoins de ceux qui n’étaient pas encore prêts à renoncer à leur carrière de toxicomane. La réduction des risques est ainsi destinée à réduire les conséquences négatives de la poursuite de la consommation de drogue en termes de santé, de délinquance, de bouleversements sociaux, etc.

swissinfo: Cette stratégie a prouvé qu’elle avait du succès…

A. U. : Oui, et nous sommes capables de le prouver. Le nombre de décès par overdose a diminué de plus de moitié. Il y a eu aussi une diminution significative des cas d’infection par le virus du sida, des crimes liés à la drogue et – ce qui est peut-être le plus important – du nombre de nouveaux héroïnomanes.

Nous avons assisté à une augmentation constante des addictions à l’héroïne jusqu’en 1991-1992, puis à une diminution spectaculaire. De nos jours, les héroïnomanes sont perçus comme des losers, ce qui n’est pas très attractif. Mais à la place, nous sommes confrontés à de nouveaux problèmes avec la cocaïne et l’ecstasy ainsi qu’avec les saouleries.

swissinfo: Mais cette approche pragmatique de la Suisse a aussi ses détracteurs…

A. U. : Il y a eu beaucoup de critiques au début, notamment de la part des pays voisins. Mais aucune des conséquences négatives prévues – décrites comme une épée de Damoclès au-dessus de notre pays – ne s’est matérialisée.

Nous n’avons ainsi pas assisté à l’augmentation de la consommation d’héroïne, ni à la prolongation excessive de la dépendance des toxicomanes suivant des programmes de substitution de l’héroïne ni à un afflux de toxicomanes vers la Suisse. Tous ces faits peuvent être clairement prouvés.

Ainsi, il n’est pas surprenant que la France, l’Allemagne, l’Autriche et la Commission européenne aient introduit le quatrième pilier de notre politique – c’est-à-dire la réduction des risques – dans leurs nouvelles politiques en matière de drogue.

Interview swissinfo, Isobel Leybold-Johnson, Zurich
(Traduction de l’anglais: Olivier Pauchard)

Au début des années 1990, la Suisse a développé une politique globale en matière de drogue dite «des quatre piliers».

Ces quatre piliers sont:
1) la prévention, pour éviter de nouveaux consommateurs
2) la thérapie, pour réduire la consommation et améliorer la santé des toxicomanes
3) la répression
4) la réduction des risques, pour diminuer les effets négatifs de la consommation sur les toxicomanes et sur la société

Les principes de cette politique sont fixés dans la nouvelle Loi fédérale sur les stupéfiants. Celle-ci doit encore être approuvée par le peuple lors des votations du 30 novembre.

Le 30 novembre, les citoyens doivent également se prononcer sur une initiative populaire qui demande la dépénalisation de la consommation du cannabis.

Ambros Uchtenhagen a étudié à la fois la médecine et la philosophie à l’Université de Zurich. Il s’est spécialisé comme psychiatre et psychothérapeute.

Son intérêt pour les addictions provient du fait que personne ne s’intéressait à ce problème dans les années 1960. A cette époque, il a constaté que la Suisse prenait du retard dans ce domaine.

Ambros Uchtenhagen a participé à la mise sur pied de centres pour les addictions dans les années 1970. Il a également été pionnier dans le développement de traitements de substitution de l’héroïne où ce produit illégal est remplacé par un opiacé prescrit médicalement.

Professeur émérite de psychiatrie sociale depuis 1995, Ambros Uchtenhagen est reconnu tant en Suisse que sur la scène internationale. En octobre dernier, il a par exemple tenu un séminaire en Iran. Il y également aidé la Chine et l’Ukraine à développer leurs politiques en matière de drogue.

Un symposium international d’experts de la drogue a été organisé en début d’année en l’honneur de son 80e anniversaire.

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