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Quand ils avaient juste le droit de travailler et de se taire

Pendant ces années sombres, il n'existait aucun mécanisme de protection des enfants. La notion même de leurs droits était encore floue. Paul Senn

La Suisse redécouvre les horreurs vécues pendant des décennies, au 20e siècle, par des enfants placés de force. Les acteurs sont souvent réduits à des stéréotypes: les autorités cruelles et les parents adoptifs cupides, sans que l’on prenne vraiment en compte un facteur important: la pauvreté. Analyse et témoignage d’une victime.

Lorsqu’un système est trop sollicité et manque de moyens financiers, comme ce fut le cas de la protection de l’enfance pendant toute la première moitié du 20e siècle, les enfants sont évidemment parmi les plus vulnérables des citoyens. A l’époque, leur développement émotionnel et leurs besoins en général sont systématiquement passés à la trappe. Le système qui a permis aux autorités suisses, jusqu’en 1984, de placer des personnes de force, quel que soit leur âge, officiellement «à des fins d’assistance», ne comprenait aucun mécanisme pour protéger les enfants et prévenir les abus.

Mais même si le système était véritablement déficient, tout le monde n’était pas mû par la volonté de nuire aux enfants. La société avait une conception très différente de ce qui était bien pour les mineurs. L’époque était aussi marquée par les problèmes sociaux et les préjugés, en particulier contre les enfants illégitimes et la pauvreté.

La plupart des adultes du milieu du 20e siècle – parents, enseignants, avocats, autorités, religieux – ne sont plus là aujourd’hui pour expliquer leurs actions. Leurs témoignages sont largement absents de la recherche, qui donne davantage la parole aux victimes et qui a surtout visé à documenter les faits. 

L’historienne Loretta SegliasLien externe s’est penchée sur la manière dont les communes intervenaient pour aider les familles et les parents seuls, avec ou sans le consentement des principaux intéressés. «Au milieu du siècle dernier, une grande proportion des habitants vivaient encore dans une grande pauvreté», rappelle-t-elle.

Aider ces familles représentait un défi financier et organisationnel énorme. Plutôt que de leur verser une aide financière, les autorités plaçaient les enfants. «L’opinion dominante était qu’il fallait apprendre à ces enfants à travailler afin qu’ils sachent, une fois adultes, subvenir à leurs propres besoins. C’est pourquoi on les plaçait dans des endroits où ils travaillaient.»

Un départ difficile

Roland Begert a subi les abus dont il est question ici. Ce professeur d’économie, aujourd’hui à la retraite, n’en présente pourtant aucun signe extérieur. Confié par sa mère à l’assistance peu après sa naissance, en 1937, il a passé sa vie à tenter de comprendre ce qui s’était passé dans son enfance. 

Roland Begert à Berne, novembre 2014. swissinfo.ch

Son père était un alcoolique et un vagabond. A l’époque, on traitait les gens comme lui de «bons à rien» et de fainéants, ce qui suffisait à les faire interner en institution, sans procès.

Le père de Roland Begert a quitté la jeune femme enceinte, qui s’est retrouvée seule. Elle-même venait d’une famille jenisch, une population nomade mal vue par les autorités suisses. Elle avait été arrachée à sa mère lorsqu’elle était enfant et avait grandi dans une institution, puis comme servante de ferme.

La jeune femme n’avait aucune ressource pour s’occuper d’un enfant. Trois semaines après la naissance de Roland, elle l’avait confié, ainsi que son frère de deux ans son aîné, aux autorités d’assistance.

«Elle n’avait pas d’autre choix, explique Roland Begert. Tout d’abord, elle n’avait pas d’argent et pas de formation. Plus tard, j’ai compris aussi qu’elle avait un caractère très faible, passif. Je n’aurais pas eu une bonne éducation avec elle.»

Roland Begert a passé ses douze premières années dans un home de l’Eglise catholique du canton de Soleure. Environ 25 religieuses s’occupaient alors de 280 enfants. Elles n’étaient pas payées et n’avaient aucun congé. Le home était financé par des dons et fonctionnait avec un budget très modeste.

Le home existe toujours. Mais aujourd’hui, il y a environ 80 enfants, et le personnel compte 170 collaboratrices et collaborateurs!

Abus sexuels

Roland Begert ne se souvient d’aucun geste de chaleur humaine ou d’affection. Au contraire, il a subi des abus sexuels de la part de garçons plus âgés. Sans rien savoir, il croyait que c’était une chose normale quand on grandissait. «Les religieuses en étaient conscientes, au moins jusqu’à un certain point, mais elles n’avaient aucune idée de ce qu’il fallait faire.»

A l’âge de 12 ans, sans y avoir été préparé le moins du monde, Roland Begert a été placé chez une famille de fermiers. La relation avec la famille adoptive est toujours restée «neutre», dit-il: «pas d’affection, mais du respect. Je les respectais, non par crainte mais parce que j’ai senti très vite qu’ils travaillaient dur pour survivre.»

La famille d’accueil recevait 30 francs par mois pour s’occuper de lui. Dans le même temps, il était pour eux un travailleur bon marché. «C’était comme ça, à l’époque», dit-il.

Si les enfants de moins de 14 ans n’étaient pas autorisés à travailler dans les fabriques, leur participation aux travaux de la ferme était généralement admise. Or ce travail était très pénible. «C’était une réalité pour de nombreux enfants suisses», souligne Loretta Seglias.

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Placements non officiels

Dans d’autres cas, les enfants placés n’étaient pas orphelins, mais placés par leurs parents eux-mêmes. Ce fut le cas de Christine, envoyée, à l’âge de 10 ans, travailler chez un voisin dont l’épouse était malade. C’était en 1952, dans un petit village fribourgeois.

«L’homme était venu chez mes parents et avait simplement demandé s’ils avaient une fille qui pourrait venir habiter avec lui et aider son épouse, lui tenir compagnie parce qu’elle avait des problèmes psychiatriques et était parfois absente pour deux ou trois jours d’affilée», se souvient Christine. Plus de 60 ans plus tard, elle habite toujours le même village. «Ma sœur aînée avait 15 ans et elle avait déjà quitté la maison pour travailler ailleurs, ils m’ont donc envoyée chez ce voisin.

Dans le cas d’enfants placés par les autorités, le contact entre enfants et parents biologiques était déconseillé. Le plus souvent, il était pratiquement impossible pour les parents de rendre visite à leurs enfants et de contrôler qu’ils soient bien traités.

«Les enfants étaient en général placés chez des gens qu’ils ne connaissaient pas. Dans les années 1950, le contrôle n’était pas aussi bon que la loi le prévoyait», explique Loretta Seglias.

«Les risques que ces enfants doivent travailler trop dur ou qu’ils subissent des abus physiques, sexuels ou psychologiques étaient plus élevés du fait que personne ne contrôlait vraiment ce qui leur arrivait.»

Stigmatisés

Il y avait plusieurs noms pour les enfants travaillant dans les fermes. Le plus employé, en allemand, était «Verdingkind», qui n’a pas d’équivalent en français. En vieil allemand, le verbe «sich verdingen» renvoie à des petits travaux effectués pour quelques sous, notamment dans les fermes.

A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la loi suisse a été modifiée. Les enfants placés dans des autres familles devaient être déclarés comme adoptés. Les familles étaient payées pour s’occuper de ces enfants. Légalement et sur le papier, les enfants «travaillant» n’existaient pas. La loi autorisant les «placements forcés à des fins d’assistance» ne furent abrogés qu’en 1984.

«Si cela a pris tellement de temps, c’est à cause du regard de la société, note Loretta Seglia. Ces enfants étaient stigmatisés, surtout si leurs parents n’étaient pas capables de s’occuper d’eux à cause de problèmes d’alcool ou de problèmes psychiatriques. Les stigmates des parents étaient reportés sur leurs enfants.»

Roland Begert a finalement passé quatre années dans la ferme où l’on avait placé. Il a abattu un travail considérable en dehors des heures d’école. Tout le monde l’appelait le «Verdingkind» et c’est aussi la manière dont il se voyait. Il trouvait normal d’être traité de «bon à rien» ou de «fainéant».

«Je n’avais pas l’impression que je faisais partie de la société. Personne ne m’avait montré le chemin vers la société. C’était comme si la voie avait été coupée.»

Roland Begert était bon à l’école et son instituteur voulait l’envoyer à l’école secondaire. Les autorités ont refusé. Le jeune homme a commencé un apprentissage, sans l’avoir choisi, dans une fonderie, à l’âge de 16 ans. Il se souvient du travail extrêmement pénible qu’il y a effectué. Jusqu’à l’âge de 22 ans, il n’a gagné que des misères.

Après une maladie, Roland Begert trouva en lui les ressources nécessaires pour briser le cycle infernal de sa vie de corvées. Il a changé d’emplois plusieurs fois, s’est inscrit aux cours du soir et a continué à étudier jusqu’à devenir professeur d’économie. En 2008, il a publié ses mémoires, «Lange Jahre fremd», traduit et adapté en français sous le titre «L’ombre de la soucheLien externe».

Il a fallu des années aux politiciens suisses pour accepter de débattre au moins d’une réparation morale et financière. Après des excuses officielles du gouvernement et la création d’une table rondeLien externe, un projet de fonds d’indemnisation est mis sur les rails. Une initiative populaireLien externe a aussi abouti.

Roland Begert ne va pas se mettre sur les rangs pour une indemnité, car cela ne changerait rien pour lui, dit-il. Mais il sait qu’une aide financière serait utile à de nombreuses victimes notamment son frère. Et il lui importe qu’une prise de conscience publique ait lieu, afin que la protection de l’enfance ne connaisse plus jamais de telles lacunes. 

(Traduit de l’anglais par Ariane Gigon)

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