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En Afrique du Sud, les pots-de-vin du pétrole éclaboussent Vitol et Glencore

barils de pétrole
Keystone / Mast Irham

Voilà des années que les négociants suisses Vitol et Glencore, ainsi que l’établissement financier français Natixis, sont mêlés à une affaire entachée de corruption en Afrique du Sud. Ils ont finalement été innocentés en novembre dernier et exigent maintenant réparation. Mais les documents judiciaires révèlent l’existence de passe-droits indirectement accordés aux multinationales pour acquérir, à prix cassé, l’or noir des réserves stratégiques du pays.

C’est l’histoire d’un «oilgate», mais elle est bien moins connue que celle de Petrobras. En Afrique du Sud, il s’agit pourtant d’un immense scandale portant sur la vente secrète, entre décembre 2015 et janvier 2016, de 10 millions de barils de pétrole issu des réserves nationales stratégiques.

À un prix cassé (281 millions de dollars au total), sans passer par un appel d’offres et sans cahiers des charges, ce précieux or noir a d’abord été cédé à trois sociétés, qui l’ont à leur tour vendu à Vitol, Glencore et Contango Trading SA (CTSA), une filiale française de la banque Natixis.

Dessous-de-table

L’organisme au cœur de cette vente est la Strategic Fuel Fund Association (SFF), une entité publique en charge de la réserve pétrolière stratégique sud-africaine. En 2016, celle-ci découvre que son PDG aurait reçu 2,6 millions de rands (soit 145’000 francs) de pots-de-vin de la part de Taleveras Petroleum Trading DMCC afin d’obtenir des barils. Cette société a par la suite revendu le pétrole à Contango, la filiale de Natixis. La SFF tire alors la sonnette d’alarme et l’affaire est rendue publique.

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Depuis, celle-ci s’est transformée en litige dans lequel Vitol, Natixis, Glencore et les sociétés intermédiaires s’opposent au civil à la SFF et à l’entité publique qui la détient, le Central Energy Fund (CEF). La Haute Cour d’Afrique du Sud a rendu son jugement le 20 novembre 2020.

Dans cette affaire, presque toutes les parties semblent s’accorder sur le fait que la corruption a bien eu lieu. Au total, entre janvier 2015 et avril 2016, le PDG aurait reçu, sur les comptes fiduciaires de son cabinet d’avocats et sur son compte bancaire personnel, 20 millions de rands (1,1 million de francs) de dessous-de-table de la part de plusieurs compagnies.

Depuis, les procureurs de la direction pour les enquêtes criminelles prioritaires d’Afrique du Sud, les Hawks, ont ouvert une enquête pénale visant ces transactions.

Mais le jugement de la Haute Cour d’Afrique du Sud précise que bien que le PDG ait été à l’origine des transactions illicites «et qu’il ait, dans une large mesure, pris ses propres décisions», d’autres managers de la SFF n’ont pas non plus eu un comportement irréprochable. Surtout, le jugement mentionne l’implication de la ministre de l’Énergie d’alors, Tina Joemat-Pettersson, qui a donné son aval à la vente des réserves de brut par le PDG.

Intermédiaires coupables

Autre étrangeté qui ressort du jugement: les agissements suspects de Venus Rays Trade Ltd, la société avec laquelle Glencore et SFF ont conclu un accord tripartite reconnaissant à Glencore la propriété du pétrole. Le jugement note ainsi que «Venus n’était pas un négociant en pétrole. Elle a immédiatement revendu son pétrole à Glencore. Venus n’avait aucun antécédent avant ou après cette transaction», et conclut qu’«il ne pouvait y avoir aucune raison légitime pour que Venus ait été sélectionnée comme acheteur de pétrole et qu’il doit y avoir eu une irrégularité, même si les détails n’ont pas été révélés.»

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Cette situation n’étonne pas l’ONG Public Eye. «C’est le modus operandi que l’on retrouve le plus fréquemment dans nos investigations. La société pétrolière d’État octroie en toute opacité un contrat à une entreprise sans expérience dans le secteur des matières premières, mais le plus souvent connectée à une personne politiquement exposée. Puis cette entité revend quasi instantanément son contrat à une maison de négoce, en réalisant une belle plus-value. Que la responsabilité des traders ait pu être établie ou pas, il y a là une forme de confiscation des ressources stratégiques d’un pays, déjà durement affecté par la crise,» estime Adrià Budry Carbó, enquêteur matières premières à Public Eye.

La Cour civile a reconnu Venus Rays et Taleveras coupables de «faute» et les a déclarées complices de la vente illégale.

En revanche, elle a conclu à l’innocence de Vitol, Contango Trading et Glencore.

L’Organisation Undoing Tax Abus (OUTA) n’est pas de cet avisLien externe. Pour cette ONG à qui la Cour a accordé le statut d’amicus curiae, «les preuves présentées par l’État montrent que les négociants en pétrole savaient que les contrats étaient suspects mais qu’ils les ont néanmoins conclus.»

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Due diligence

OUTA reprocheLien externe aux multinationales leur manque de due diligence: «Il apparaît qu’aucun des négociants en pétrole n’a demandé au PDG la preuve que le conseil du SFF (ou la ministre) avait effectivement autorisé la vente du pétrole. S’ils avaient demandé cette preuve et effectué leur contrôle préalable pour une transaction aussi massive, ils auraient su que la vente était illégale. Le fait qu’ils n’aient pas fait d’enquête est scandaleux, étant donné que le pétrole a été vendu à une vitesse vertigineuse et à un moment où le prix était à son plus bas niveau depuis 11 ans.»

OUTA dénonceLien externe également l’implication directe de Contango Trading dans la transaction entre la SFF et Taleveras, son inaction après que les premiers soupçons d’irrégularités aient été formulés dans la presse en 2016 et les «rendez-vous inadéquats» de Contango Trading avec la SFF.

Indemnités pour Vitol

À ce sujet, le jugement mentionne que le PDG et un autre représentant de la SFF ont voyagé à Genève pour rencontrer les représentants de Contango Trading, de Natixis, de Taleveras, de Vitol et de Glencore.

Parce qu’ils étaient au courant des irrégularités, OUTA estime que les négociants ne devraient pas être dédommagés de leurs pertes avec de l’argent public.

Car c’est bien ce que Vitol et Natixis cherchent à obtenir de la justice sud-africaine. Désormais innocentées, les deux sociétés s’estiment lésées par l’annulation des contrats conclus secrètement avec la SFF et attaquent cette dernière et le Central Energy Fund en justice pour obtenir des indemnisations.

Et la Haute Cour d’Afrique du Sud leur a donné raison. Dans un jugement daté du 20 novembre 2020, elle a ordonné le paiement, à titre de dommages, de dizaines de millions de dollars à Contango Trading, la filiale de Natixis, ainsi qu’à Vitol.

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421 millions de dommages

Au total, l’organisme public sud-africain doit à présent débourser 421 millions de dollars en restitution et dommages, soit 140 millions de plus que le prix de vente total pour lequel la SFF avait cédé le pétrole en 2015 et 2016.

La Cour a également validé un accord de restitution préalablement conclu entre Glencore, la SFF et le CEF, et a annulé les ventes en raison de la présence de corruption et d’une gouvernance défaillante.

Sollicités par Gotham City, Vitol, Glencore et Natixis n’ont pas voulu commenter et n’ont pas répondu à nos questions. Glencore a souligné le fait que la Cour a conclu à son innocence.

Pour OUTA, «le juge Rogers a dû faire face à un difficile exercice d’équilibre entre la situation créée par le SFF/CEF et des individus corrompus, les droits des différentes sociétés et le préjudice potentiel pour le contribuable. Mais, que le jugement ait été ou non fondé en droit et que nous soyons d’accord ou non avec l’indemnisation qui doit être versée, le contribuable et les Sud-Africains sont en fin de compte gravement lésés et affectés. Cette affaire met en évidence les effets de la corruption sur un pays et sa population.»

Le CEF, la SFF et Vitol ont prévu de faire appel contre certains éléments du jugement à la Cour Suprême d’Afrique du Sud. L’audience est prévue pour 2021. Avec, en jeu, l’argent du contribuable sud-africain.

Gotham City

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