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Ce que le forfait fiscal rapporte vraiment à la Suisse

Le festival de musique classique de Verbier dépend en grande partie de l'engagement financier des riches contribuables établis dans la station valaisanne. Keystone

Une abolition des forfaits fiscaux pour riches étrangers entraînerait d’importantes pertes fiscales et la suppression de milliers d’emplois, principalement dans les régions touristiques du pays, selon les milieux opposés à l’initiative qui sera soumise au vote le 30 novembre. Des estimations jugées «ubuesques» par les partisans de l’initiative et qui peinent à résister à l’analyse des faits.

«Dans le débat sur l’abolition des forfaits fiscaux, on oppose le cœur à la tête, soit l’éthique fiscale à l’attractivité économique. Mais en réalité, en ne considérant que le portemonnaie, je ne suis pas certain que les forfaits fiscaux soient vraiment une si bonne affaire pour notre pays». Les propos sont de Marius Brülhart, professeur d’économie à l’Université de Lausanne, qui porte un regard critique sur les sombres prévisions affichées par les défenseurs de l’imposition d’après la dépense en cas de «oui» dans les urnes le 30 novembre.

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Les prévisions en question, ce sont celles brandies notamment par la Conférence gouvernementale des cantons alpins (CGCA)Lien externe, qui sont avec Vaud et Genève les principaux cantons concernés par l’initiative «Halte aux privilèges fiscaux des millionnaires (abolition des forfaits fiscaux)». Plus de 22’000 emplois seraient menacés en cas de «oui», en particulier dans les secteurs de la construction, du tourisme, des services ainsi que des loisirs. La CGCA estime en effet à quelque 3 milliards par année les dépenses des contribuables à forfait. Sans compter les près 470 millions de francs annuels que ces riches étrangers investiraient dans des activités culturelles, sociales et caritatives.

Ces estimations s’appuient en grande partie sur une étude réalisée en 2009 par les économistes Charles B.Blankart, de l’Université de Lucerne, et Simon Margraf, de la Humboldt-Universität de Berlin. C’est ce que confirme Mario Cavigelli, conseiller d’Etat grison et président de la CGCA, à swissinfo.ch. Problème: l’étude a été commandée par un lobby privé, l’association Plus-Value Suisse, qui milite ouvertement pour le maintien des forfaits fiscaux et non par l’administration fédérale des contributions (AFC), comme le laisse entendre la CGCA dans son communiquéLien externe.

Le Temps, quotidien libéral édité à Genève, n’hésite pas à parler de chiffres «discutables». En cause notamment, le petit échantillon à disposition – seules 126 forfaitaires sur 5000 ont participé à l’enquête – et un montant de 470 millions de francs de dons imputables à ces riches étrangers que les auteurs de l’étude eux-mêmes relativisent.

Les critiques de la ministre des Finances

Ce sont principalement les directeurs des finances des cantons concernés qui sont montés au créneau ces dernières semaines pour défendre les forfaits fiscaux. Le Conseil fédéral (gouvernement suisse), lui, recommande certes un «non» dans les urnes, tout comme le Parlement, mais il a jusqu’ici mené une campagne timide.

La ministre des Finances Eveline Widmer-Schlumpf a même été accusée par l’Union suisse des arts et métiers (USAM) de rupture de collégialité pour avoir déclaré à la télévision publique germanophone (SRF) que l’imposition à la dépense était «injuste» car elle ne mettait pas les contribuables helvétiques et étrangers sur un pied d’égalité.

En 2007, une autre conseillère fédérale de centre-droit, Doris LeuthardLien externe, alors en charge de l’Economie, avait sévèrement critiqué les forfaits fiscaux dans l’émission Infrarouge de la RTS, allant jusqu’à parler de traitement «discriminatoire».  

Des stations de ski en péril

A ces conséquences économiques, contestées, s’ajoutent les pertes fiscales, qui s’élèveraient «au minimum à un milliard de francs, si l’on prend en considération les 695 millions que rapporte l’impôt à la dépense ainsi que la TVA et l’impôt sur les successions», souligne l’avocat fiscaliste Philippe Kenel, adversaire farouche de l’abolition des forfaits fiscaux.

Ces inquiétudes sont relayées sur le terrain par les milieux d’affaires et les autorités des communes concernées. Président de Bagnes, qui compte sur son territoire la célèbre station de Verbier et ses quelque 240 forfaitaires, Eloi Rossier s’alarme: «L’impôt d’après la dépense rapporte chaque année 8 à 9 millions de francs à la commune, soit 17% du total des recettes fiscales. Cette somme est indispensable pour investir dans les infrastructures sportives et ainsi régater au niveau international face à des stations telles que Kitzbühel, Vail, Val d’Isère ou Cortina d’Ampezzo. Si on abolissait cet impôt, nous ne pourrions plus jouer dans la même ligue».

Au-delà des seules rentrées fiscales, c’est tout un modèle économique qui serait menacé de disparition, selon Eloi Rossier. Les investissements dans la construction s’arrêteraient du jour au lendemain et les grands événements culturels tels que le Verbier FestivalLien externe, qui dépend en partie de donations privées, devraient drastiquement réduire la voilure.

Doutes au sein de l’administration fédérale

Toutes ces prévisions supposent que les personnes imposées au forfait quittent intégralement la Suisse en cas de «oui» le 30 novembre prochain. Or rien n’est moins sûr, comme l’a démontré l’exemple zurichois, où près de la moitié des forfaitaires ont décidé de rester après l’abolition votée au niveau cantonal en 2009. Taxés davantage, ceux qui sont restés ont compensé presque intégralement les pertes fiscales des riches étrangers les plus mobiles.

Dans un article paru en 2011 dans La Vie Economique, Bruno Jeitziner et Mario Morger, deux économistes de l’Administration fédérale des contributions (AFC), soulignent que les estimations concernant le nombre d’emplois menacés «sont entachées d’importantes inconnues et devraient constituer une limite supérieure».

Eux aussi jugent «probable» que toutes les personnes concernées ne quitteront pas la Suisse si l’imposition d’après la dépense était supprimée. «On peut donc s’attendre à ce que le nombre d’emplois qui disparaîtrait soit inférieur aux chiffres évoqués», constatent les deux experts.

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Des chiffres «ubuesques»

Dans les rangs du parti La Gauche, à l’origine de l’initiative, on a décidé de ne pas rester cantonné sur le terrain de la justice fiscale et de contre-attaquer face aux chiffres de la partie adverse, jugés «ubuesques» par Frédéric Charpié, coordinateur national de la campagne pour l’abolition des forfaits fiscauxLien externe.

«A Zurich, les villas laissées libres par les forfaitaires qui s’en sont allés, souvent dans des cantons voisins, ont été occupées par de nouveaux millionnaires qui paient davantage d’impôts. On a même assisté à une création d’emplois, puisque la vente de leur propriété a nécessité d’importants travaux de réaménagement», avance-t-il. Et les stations touristiques auraient encore moins de souci à se faire que le canton de Zurich, puisque les riches étrangers seraient davantage attachés à leur cadre de vie à la montagne que dans les centres urbains, estime encore Frédéric Charpié.

Ce dernier tient également à relativiser l’apport de ces exilés fiscaux au ménage commun: «Les 5634 riches étrangers qui bénéficient d’un forfait fiscal en Suisse versent chaque année 695 millions de francs à la collectivité. Face à eux, les 55’000 personnes qui possèdent plus de 3 millions de francs et payent normalement leurs impôts s’acquittent d’un total de 72,3 milliards d’impôts par an. Les forfaits fiscaux ne représentent donc que 0,96% des revenus fiscaux des personnes fortunées dans notre pays». 

Les forfaits fiscaux, comment ça marche?

Le système des forfaits fiscaux est basé sur le train de vie et les dépenses du contribuable en Suisse et non sur ses revenus réels et sa fortune. Il s’applique uniquement aux étrangers qui n’exercent aucune activité lucrative en Suisse.

En 2012, le Parlement suisse a décidé de durcir les conditions d’octroi des forfaits fiscaux. La dépense minimale prise en compte dans le cadre des impôts cantonal et fédéral s’élève désormais à sept fois le loyer ou la valeur locative du logement et seules les personnes disposant d’un revenu annuel d’au moins 400’000 francs peuvent désormais bénéficier de ce privilège fiscal en ce qui concerne l’impôt fédéral direct.

Concrètement, un étranger qui achète un appartement en Suisse dont la valeur locative mensuelle est de 5000 francs sera imposé, au même taux que les autres contribuables, sur un revenu de 420’000 francs (5000 x 12 x 7). A cela s’ajoutent d’éventuels autres éléments de dépenses, comme les voitures ou les avions privés. L’assiette fiscale prise en compte pour l’impôt sur la fortune est au minimum dix fois supérieure au montant du revenu déclaré, soit 4’200’000 francs dans l’exemple cité.  

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