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La bière artisanale du Jura séduit l’Amérique

Jérôme Rebetez a créé la meilleure bière du monde, selon un critique du New York Times. swissinfo.ch

Au début de l'année, l'Abbaye de Saint Bon-Chien, une spécialité de la Brasserie des Franches-Montagnes, a été élue meilleure bière du monde par le New York Times. Mais malgré cette consécration américaine, le marché national reste difficile d'accès. Reportage.

«A contre-courant mais dans notre bon sens à nous». C’est la devise de Jérôme Rebetez, fondateur et propriétaire de la brasserie des Franches-Montagnes (BFM) depuis bientôt 12 ans. Ce décalage, le solide brasseur au franc-parler ancré dans sa terre jurassienne natale, le cultive minutieusement. Tout comme les spécialités de bières qu’il produit dans sa petite entreprise employant une dizaine de personnes à Saignelégier, chef-lieu du district jurassien des Franches-Montagnes.

L’anecdote, ressassée à chaque visite, résume bien l’état d’esprit qui règne dans la brasserie: «Nous avions une chatte que nous appelions Bon Chien. A sa mort, nous l’avons sanctifiée pour en faire une Abbaye de Saint Bon-Chien. Nous en sommes désormais au 5e millésime de cette bière élevée en fûts de chêne».

C’est justement cette Abbaye de Saint-Bon Chien qui a séduit Eric Asimov, célèbre critique gastronomique du New York Times. Dans un article daté du 7 janvier 2009, l’Abbaye de Saint Bon-Chien est consacrée meilleure bière élevée en fûts de chêne du monde. L’auteur y vante notamment «sa superbe couleur ambrée et son goût épicé, presque terreux, acide et tonifiant, qui rappelle la gueuze belge».

Les Américains séduits

La création de l’Abbaye de Saint Bon-Chien part d’un pari audacieux, celui de créer une bière «extrême», mariant à la fois les mondes de la bière, du vin et du whisky. «Les ingrédients de base, soit le malt d’orge et le houblon, sont tout à fait conventionnels. Mais ensuite, la bière est vieillie dans des fûts de chêne qui ont auparavant contenu du vin, une pratique également utilisée pour le whisky», explique Jérôme Rebetez, dont la formation en œnologie n’est pas étrangère à ce curieux brassage.

L’Abbaye de Saint Bon-Chien a d’abord séduit les consommateurs américains. Ce qui n’étonne pas Jérôme Rebetez: «Contrairement à ce que l’on peut croire, la culture de la bière est plus développée aux Etats-Unis qu’en Europe. Les Américains sont également plus coutumiers des bières acides. Mais depuis que les médias s’intéressent à l’Abbaye de Saint Bon-Chien, j’ai reçu beaucoup de commandes pour cette bière également en Suisse».

Si Jérôme Rebetez a réussi un joli coup avec son Abbaye de Saint Bon-Chien, il jure que cela ne changera en rien sa façon de concevoir son métier de brasseur. «Nous ne brassons pas les bières en fonction des goûts des consommateurs. Nous fabriquons les bières qui nous plaisent et ensuite nous expliquons notre démarche aux clients. C’est ça, le métier d’artisan!»

Un fossé culturel

Trop souvent, estime Jérôme Rebetez, les gens confondent local et artisanal. Ainsi, parmi les 3000 personnes qui viennent chaque année découvrir la brasserie, les visiteurs en provenance de Suisse germanophone sont souvent surpris par les produits complexes qu’ils découvrent.

«La raison de ce fossé culturel est uniquement imputable aux brasseurs. Les brasseurs alémaniques sont souvent frileux à proposer des spécialités. Ils produisent de la bière blonde filtrée identique à celle des grands groupes industriels en imaginant qu’elle va plaire à leur clientèle.»

Cette bière lager, Jérôme Rebetez ne l’aime pas. Et il le fait savoir sur un ton mêlant ironie et colère: «Il paraît que les ingrédients sont à peu près similaires aux nôtres. C’est ce que j’appelle de l’eau et des frais généraux. Comme je ne bois pas de la bière pour me désaltérer, je ne peux pas vraiment dire s’il y en a une meilleure que l’autre.»

Marché verrouillé

Croissance annuelle à deux chiffres, spécialités de plus en plus prisées par les consommateurs, réputation au sommet: la Brasserie des Franches-Montagnes ne connaît pas la crise. Mais pas question toutefois pour Jérôme Rebetez de lâcher son combat de principe entamé il y a plusieurs années contre les grandes marques de bière. «Paradoxalement, les petits brasseurs ne sont pas nos concurrents principaux. 73% du marché est en mains de groupes étrangers (ndlr: Carlsberg et Heineken) qui tiennent les restaurateurs en otage avec des contrats d’exclusivité.»

En signant des contrats de longue durée – souvent 5 ou 10 ans – avec une marque de bière, les bistrotiers obtiennent un financement ou du matériel – tireuse à bière par exemple – indispensables au lancement de leur affaire. En contrepartie, les patrons de bar s’engagent à ne vendre que la bière de la marque. «Tenez, je viens de recevoir à l’instant un coup de fil d’un restaurateur jurassien m’avertissant qu’il a reçu l’ordre de retirer mes bières de son bar», tempête Jérôme Rebetez.

Le brasseur jurassien en vient presque à regretter le temps d’avant 1991, lorsque le marché reposait sur un ensemble de conventions régionales communément appelées «le cartel de la bière». «Au moins, les brasseries étaient en mains suisses. Aujourd’hui, pas question de toucher à des entreprises qui ont leur siège au Danemark ou en Hollande. J’ai écrit deux lettres à la Commission pour la concurrence (Comco) mais j’ai bien compris que le sujet était trop sensible pour qu’ils se penchent dessus».

Incompréhension

Encore plus que la colère, c’est un sentiment d’incompréhension qui prédomine. «Nous atteignons un modeste 0,02% sur le marché suisse de la bière. Sommes-nous réellement une menace? Au contraire, nous donnons une image noble de la bière qui profite également aux grands groupes industriels!»

Et de citer l’exemple des bières blanches, pratiquement inconnues il y a dix ans et rendues populaires grâce aux petites brasseries. Des représentants de la marque allemande Schneider Weisse, l’une des bières blanches les plus bues en Suisse, sont récemment venus à Saignelégier pour rencontrer Jérôme Rebetez. «Ils voulaient savoir comment faire de la bière en fût de chêne. Ca ne me pose aucun problème de partager mon savoir-faire. Ce n’est pas parce que des cuisiniers éditent des livres de recette que tout le monde va ouvrir le même bistrot!»

Brasseur passionné, Jérôme Rebetez se bat tous les jours pour tenter de séduire de nouveaux consommateurs. En travaillant constamment à l’amélioration de ses bières mais aussi en lançant régulièrement des nouveautés. «Pour le 12e anniversaire de la brasserie, nous travaillons sur le projet d’une bière… salée! Un peu comme pour la nourriture, le sel permettra de relever les arômes présents dans la bière.»

Samuel Jaberg, Saignelégier, swissinfo.ch

La brasserie des Franches-Montagnes a été fondée en 1997 à Saignelégier. Près de 3000 personnes viennent la visiter chaque année, ce qui en fait un pôle d’attraction pour le tourisme jurassien. La production annuelle avoisine les 150’000 litres.

Toutes les bières sont des spécialités non filtrées qui ont la particularité de fermenter à nouveau en bouteille, ce qui permet de les conserver plusieurs années. Parmi les spécialités les plus connues de la brasserie des Franches-Montagnes, on trouve:

la Meule, une bière blonde non filtrée franchement amère qui contient de la sauge.

la Salamandre, une bière blanche épicée (coriandre, orange amère, girofle, miel) et acide.

la Mandragore, une bière d’hiver aux notes fumées et poivrées.

la Torpille, une bière brune aux notes épicées.

l’Abbaye de Saint Bon-Chien, une bière élevée en fût de chêne, surtout destinée au marché extérieur.

les cuvées anniversaire, produites chaque années à l’occasion d’un brassin public.

La Suisse compte plus de 250 brasseries.

Le chiffre d’affaire de l’industrie brassicole suisse avoisine un milliard de francs.

Elle a produit 3,63 millions d’hectolitres en 2007/2008.

Elle emploie directement entre 2000 et 3000 personnes.

La branche n’exporte que 2% de sa production.

Ces dernières années, les Suisses consomment entre 55 et 58 litres de bière par an en moyenne.

Dont 78,5% sous forme de bière Lager et 6,1% de spécialités.

Bière importée: 19% (15% en 2001)

Bière produite en Suisse: 81%

Carlsberg-Feldschlösschen: environ 45%

Heineken: environ 30%

Les brasseurs régionaux, essentiellement en Suisse germanophone (Locher, Schützengarten, etc) se partagent le reste du marché.

Quant aux micro-brasseries, comme la Brasserie des Franches-Montagnes, leur part de marché est négligeable et n’atteint pas 2%.

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