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Les caisses de pension n’apprécient ni l’armement ni les interdictions

Fabrik von Lockheed Martin
De nombreux fonds de pension suisses sont déjà réticents à investir dans des entreprises d'armement telles que Lockheed Martin. Keystone/Erik S. Lesser

À quel point les caisses de pension suisses investissent-elles les avoirs de prévoyance de leurs assurés de manière durable? Et comment cela se passe-t-il à l’étranger? Nous avons mené l’enquête.

Lorsque les Suisses se prononceront en novembre sur l’initiative populaire fédéraleLien externe «Pour une interdiction du financement des producteurs de matériel de guerre», les caisses de pension suivront attentivement le résultat. Avec des actifs d’environ un billion de francs, ces dernières comptent parmi les plus grands investisseurs de Suisse. Elles seraient ainsi particulièrement touchées si un «oui» sortait des urnes, tout comme les milliers d’assurés dont les avoirs sont en partie investis dans la prévoyance professionnelle, ce qu’on appelle le deuxième pilier du système de retraite en Suisse.

L’initiative populaire fédérale «Pour une interdiction du financement des producteurs de matériel de guerre» veut couper les vivres à l’industrie de l’armement. La Banque nationale suisse (BNS), l’Assurance-vieillesse et survivants (AVS), les fondations qui ont leur siège en Suisse et les caisses de pension ne pourraient plus financer les entreprises concernées, que ce soit au travers de crédits, de prêts ou sous la forme d’une participation.

Selon le texte de l’initiative, les entreprises qui réalisent au moins cinq pour cent de leur chiffre d’affaires annuel avec des armes sont considérées comme des producteurs de matériel de guerre – cela comprend aussi les munitions, les équipements militaires et les composants individuels qui ne sont pas utilisés à des fins civiles. Les armes de sport et de chasse, ainsi que leurs munitions sont exclues.

Les particuliers, les banques et les compagnies d’assurance ne sont pas concernés par l’interdiction. Toutefois, l’initiative prévoit que la Confédération s’engage sur le plan national et international pour que des «conditions analogues» s’appliquent également aux banques et aux compagnies d’assurance.

Les institutions de prévoyances sont déjà réticentes à investir dans le secteur de l’armement. C’est le résultat d’une enquête menée par swissinfo.ch auprès des caisses de pension suisses. Onze des plus grandes institutions de prévoyance ont participé à notre sondage de manière anonyme. Huit d’entre elles ont déclaré qu’elles n’investissaient pas d’argent dans la fabrication d’armes prohibées par la loi. Les trois autres n’ont fourni aucune information à ce sujet. Les armes prohibées comprennent les bombes à sous-munitions, les mines antipersonnel et les armes de destruction massive.

«L’impact sur les frais administratifs serait minime»

Néanmoins, aucune des caisses de pension sondées ne se prononce en faveur de l’initiative populaire. La majorité d’entre elles ne prend pas position et quatre recommandent un «non». Si le texte est accepté, les institutions de prévoyance craignent que leurs possibilités de diversification soient réduites et que le risque de leurs placements augmente.

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En outre, plusieurs fonds de pension font valoir que les frais administratifs prendraient l’ascenseur. Mais les avis divergent. «L’impact sur les coûts administratifs serait minime», affirme une caisse de pension. Trois institutions fournissent une estimation concrète des coûts supplémentaires: elles prévoient une augmentation de 0,01 %.

Les opposants à l’initiative prétendent aussi que le texte n’est pas applicable. Mais les caisses de pension se montrent également divisées sur cet argument: quatre le soutiennent et cinq ne sont pas d’accord. Une caisse de pension écrit même que sa politique de placement remplit déjà les exigences de l’initiative.

Les armes: un aspect parmi d’autres

La question qui sera posée au peuple helvétique fin novembre ne couvre cependant qu’un seul aspect du domaine des placements durables. Refuser d’investir dans le secteur de l’armement fait partie de la responsabilité sociale qu’un investisseur peut assumer. La responsabilité sociale est l’une des trois dimensions de l’investissement durable aux côtés de l’environnement et de la gestion des entreprises. On parle de critères ESG pour qualifier les investissements qui prennent en compte des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance.

Les onze fonds de pension qui ont participé à notre enquête ont déclaré qu’ils appliquaient les critères ESG dans leur processus d’investissement. Ils le font de diverses manières. Le plus souvent, ils décident de ne pas investir dans certains secteurs ou entreprises. Plus de la moitié des caisses de pension ont également déclaré qu’elles avaient recours à l’investissement d’impact, ce qui signifie qu’elles veillent non seulement à ne pas causer de tort avec leurs placements, mais aussi à faire du bien.

En outre, il y a cinq ans, une poignée de grandes caisses de retraite ont créé l’Association suisse pour des investissements responsables (ASIR) qui cherche à dialoguer avec les entreprises commettant de graves violations des critères ESG, notamment sur le plan des droits humains. À l’heure actuelle, l’association est en contact avec environ 160 entreprises dans le monde entier, explique Tamara Hardegger, directrice générale de l’ASIR.

L’association publie également une liste de recommandations d’exclusion, sur laquelle figurent des entreprises d’armement fabriquant des armes controversées, comme Lockheed Martin et Tata Power. La liste est publique et peut également être utilisée par les petites caisses de pension. Tamara Hardegger estime cependant que l’exclusion des fabricants d’armes prohibées est devenue habituelle pour les caisses de pension helvétique.  

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Les fonds de pension américains sont à la traîne

Dans toute l’Europe, la prise en considération de critères de durabilité est devenue la norme lorsque les caisses de pension investissent. C’est la conclusion d’une évaluation de 927 fonds de pension réalisée par le cabinet de conseil Mercer. Selon l’étude, 89% des fonds de pension prennent en compte les considérations de durabilité dans leurs décisions d’investissement. Un an plus tôt, ce chiffre n’était que de 55 %.

Cependant, seuls 14 % des fonds de pension interrogés par Mercer disposent d’un concept d’investissement durable complet. À titre de comparaison, selon la dernière étude de Swisscanto sur le sujet, près d’un tiers des avoirs de prévoyance en Suisse sont investis selon les critères ESG. Si les petites caisses de pension n’ont guère utilisé les concepts d’investissement durable jusqu’à présent, cette pratique est très répandue parmi celles dont les actifs sous gestion dépassent 1 milliard de francs.

Aux États-Unis, les fonds de pension ne suivent pas la tendance. En 2018, dans une enquête menée par les consultants en investissement NEPC, seuls 10 % environ des fonds de pension nord-américains déclaraient qu’ils prendraient en compte les considérations ESG. Plus d’un quart d’entre eux affirmaient à l’époque que le sujet ne les intéressait pas.

Il s’est passé tellement de choses dans ce domaine au cours des deux dernières années qu’il n’est bien sûr pas tout à fait correct de comparer les chiffres américains de l’année 2018 avec les données actuelles pour l’Europe. Cependant, l’enquête Mercer pour 2018 montre que 40 % des caisses de pension en Europe s’intéressaient déjà aux critères de durabilité à ce moment-là.

Principalement pour des raisons de risque

Ce n’est toutefois pas par pur altruisme, par amour de la nature ou de l’être humain que les caisses de pension européennes ont modifié leurs pratiques. Selon le cabinet de conseil Mercer, 85 % d’entre elles ont déclaré qu’elles comptaient prendre en compte les critères ESG pour respecter les exigences réglementaires. 51 % le font pour minimiser les risques financiers, et 40 % craignent de nuire à leur image si elles ignorent les critères de durabilité.

Sur les onze institutions de prévoyance suisses interrogées, cinq ont tout de même déclaré appliquer les critères ESG par conviction – en d’autres termes, pour contribuer à un monde meilleur. Néanmoins, ici aussi, ce sont davantage des considérations de risques financiers qui semblent être au cœur du problème.

On peut illustrer les risques qui peuvent être encourus lorsque l’on néglige les critères ESG par l’exemple suivant: un investisseur achète des actions d’une mine de charbon parce qu’il estime que les réserves de charbon ont une certaine valeur. Il oublie toutefois que le débat sur climat a fait diminuer la combustion de charbon et que certains États l’interdisent. Le charbon perd de la valeur et l’investisseur de l’argent.

Cela s’applique aussi aux fabricants d’armes. Si un nombre croissant d’investisseurs effectuent des placements durables, la demande d’actions d’entreprises d’armement diminue et donc les prix baissent. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles quatre caisses de retraite suisses ont répondu qu’elles avaient déjà exclu l’industrie de l’armement de leurs investissements.

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