Comment les États-Unis ont fait de l’aide humanitaire un outil d’influence

En démantelant l’USAID, Donald Trump tourne le dos à une stratégie centenaire: utiliser l’aide humanitaire comme levier d’influence dans le monde. Reste qu’en affaiblissant ce pilier de sa diplomatie, Washington risque de contrarier ses propres intérêts.
Le démantèlement, en ce début d’année, de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) par la nouvelle administration du président Donald Trump a mis en exergue la dépendance du secteur humanitaire au financement américain.
Du jour au lendemain, un peu partout dans le monde, les programmes d’une constellation d’acteurs humanitaires – agences onusiennes, ONG internationales et nationales, gouvernements locaux – ont été plongés dans une profonde incertitude.
Cet article est le dernier d’une série en trois épisodes consacrée au futur de l’aide humanitaire alors que les États-Unis et les principaux donateurs occidentaux se désolidarisent de ce domaine. Le premier volet explore les conséquences des coupes budgétaires sur le travail des agences humanitaires sur le terrain. Le deuxième examine les chances de voir des pays émergents, voire des acteurs privés, combler le gouffre de financement.
Au Soudan, pays en proie à l’une des pires crises au monde, plus d’un demi-million de personnes risquent de perdre leur accès régulier à de la nourriture, tandis qu’au Yémen, quelque 220’000 personnes déplacées pourraient ne plus bénéficier de soins de santé. Avant les coupes, dont l’ampleur reste difficile à estimer, les États-Unis finançaient à eux seuls 40% de l’aide humanitaire mondiale. Loin devant les 8% du deuxième plus gros contributeur, l’Allemagne.
«Ce pourcentage témoigne de la place des États-Unis dans la géopolitique du 20e siècle», explique Valérie Gorin, directrice de l’apprentissage au Centre d’études humanitaires de Genève.
Herbert Hoover, père de l’aide alimentaire
Pour comprendre l’origine de cette influence, il faut remonter à la Première Guerre mondiale, en 1914.
Alors que la Belgique, occupée par les Allemands, subit une terrible famine, les États-Unis mettent en place une commission d’aide afin de distribuer des colis alimentaires à la population belge. Elle est dirigée par Herbert Hoover, qui deviendra plus tard président.
Au lendemain du premier conflit mondial, en 1919, Herbert Hoover créé l’American Relief Administration (ARA), sorte d’ancêtre de l’USAID. Active dans l’aide alimentaire, cette organisation distribue à l’origine les surplus des rations que l’armée américaine n’a pas donnés à ses soldats durant la guerre.
En 1921, l’ARA intervient en Russie soviétique, confrontée à une grande famine. «La question était de savoir s’il fallait venir en aide à des populations dans des territoires sous contrôle communiste, souligne Valérie Gorin. Et surtout, comment utiliser cette aide alimentaire comme une arme contre le communisme».
Les États-Unis fournissent alors également du blé, qu’ils produisent en trop grande quantité, ainsi que des machines agricoles. L’objectif est de promouvoir l’image d’un pays altruiste, de démontrer la supériorité du modèle capitaliste, et de stimuler l’économie américaine, indique Bertrand Taithe, professeur à l’Université de Manchester.
L’aide contre le communisme
«Les Américains utilisent l’aide humanitaire avec une volonté de gagner les ‘cœurs et les esprits’ (en anglais, hearts and minds). Ce n’est pas un acte de solidarité désintéressé, mais un outil de la diplomatie américaine», avance Valérie Gorin.
Cet objectif est clairement affiché durant la guerre froide, qui a divisé le monde dans l’après-guerre. En 1961, l’ancien président John F. Kennedy met sur pied l’USAID. Il déclare alors à ses recrues: «Comme nous ne voulons pas envoyer des troupes américaines dans les nombreuses régions où la liberté est menacée, c’est vous que nous envoyons», rapporte le Financial TimesLien externe.
L’idée est simple: la misère forme le terreau du communisme, et c’est donc là que les États-Unis décident d’intervenir, précise Valérie Gorin.
«L’aide alimentaire doit permettre la conquête d’une sphère d’influence dans les zones où le communisme gagne du terrain et dans les régions qui doivent être stabilisées pour servir de rempart entre les blocs de l’Est et de l’Ouest», ajoute la chercheuse. Il s’agit notamment des États nouvellement décolonisés, en Asie et en Afrique.
Plus
La naissance des grandes ONG
La guerre froide est une période durant laquelle se développent les grandes ONG internationales américaines, comme CARE, Save the Children, ou IRC. Elles bénéficient d’importants financements étatiques qui s’accompagnent de liens, parfois étroits, avec le gouvernement.
«On observe une sorte d’alignement entre les objectifs des ONG et ceux de la politique extérieure américaine», explique Bertrand Taithe. Un alignement nourri par la dépendance financière de ces organisations au gouvernement, mais aussi par le fait qu’à cette époque «de nombreuses personnes fuient le totalitarisme. Il y a donc un rapprochement entre les promoteurs de la liberté, ceux qui cherchent la liberté, et ceux qui aident ces personnes», ajoute-t-il.
Cette proximité est apparente durant la guerre du Vietnam, entre 1955 et 1975. La plupart des ONG américaines interviennent uniquement au Sud-Vietnam, qui bénéficie de l’appui militaire et économique de Washington, et non au Nord-Vietnam, contrôlé par un régime communiste. Mais à mesure que le conflit se prolonge, certains humanitaires questionnent ce rapprochement.
«Les organisations plus pacifistes, qui n’approuvent ni les objectifs ni les méthodes de cette guerre, vont se distancier de l’État américain», explique Bertrand Taithe. C’est le cas, par exemple, de CARE ou de Oxfam America, qui reconsidèrent leur partenariat avec l’USAID.
«Intervention militaro-humanitaire»
Dans les décennies qui suivent, les interventions militaires américaines, par exemple en Afghanistan et en Irak, s’accompagnent d’aide humanitaire, notamment alimentaire et médicale. Le but de cette assistance: stabiliser les zones occupées et accroître la légitimité des autorités soutenues par les États-Unis.
«On parle d’intervention militaro-humanitaire, avec une confusion des termes, explique Valérie Gorin. L’aide humanitaire devient une façon d’imposer des velléités démocratiques à certains pays».
Au début de l’invasion de l’Afghanistan, en 2001, le secrétaire d’État Colin Powell déclare explicitement, lors d’un discours, que les ONG sont un élément clé des efforts militaires américains, les qualifiant de «multiplicateurs de force» et de «partie importante de notre équipe de combat».
Cette rhétorique – contraire aux principes de neutralité et d’indépendance – a fortement été critiquée par les ONG humanitaires. MSF a souligné que cela mettait en danger son personnel et entravait son accès aux populations civiles. À cette époque, les ONG sont la cible de plusieurs attaques terroristes, dont la plus connue est l’explosion d’un camion piégé devant le bureau de l’ONU à Bagdad, en 2003.
«Les ONG ont cherché à sauvegarder leur indépendance, mais n’ont pas toujours tenu face aux promesses de financement du gouvernement américain», explique Bertrand Taithe.

Perte d’influence
«Les États-Unis ont toujours utilisé l’aide humanitaire pour se créer de nouveaux amis, maintenir les liens existants, et amplifier leur influence», rappelle Bertrand Taithe.
Dans certains domaines, notamment celui de la santé, la contribution de l’aide américaine a été largement saluée, offrant au pays un rayonnement dans le monde. Par exemple, le plan d’aide d’urgence à la lutte contre le sida à l’étranger (PEPFAR), mis en place par le président George W. Bush en 2003, a permis de sauver des millions de vie, en particulier en Afrique. Son futur est aujourd’hui menacé. De même que celui de nombreux programmes jusqu’ici financés par l’USAID.
+ Pour en savoir plus sur l’impact que les coupes américaines ont, en particulier sur les femmes et les programmes de lutte contre le VIH, écoutez le dernier épisode de notre podcast Inside Geneva (en anglais).
Dans le cadre de son programme «Make America Great Again» (Rendre à l’Amérique sa grandeur), Donald Trump a dépeint l’aide étrangère comme un instrument inefficace, trop coûteux, et contrôlé par la gauche. Et si son assaut contre l’USAID était anticipé, la rapidité et l’ampleur des coupes ont été une surprise. Le républicain affirme se concentrer sur les intérêts directs des États-Unis, mais pour Bertrand Taithe, le démantèlement de l’USAID est avant tout une «décision idéologique».
«Cela aura un impact négatif sur les intérêts américains; intérieurs, car une bonne partie de l’aide est un soutien indirect à l’agriculture, mais aussi extérieurs, car c’est une perte évidente d’influence dans le monde», estime-t-il.
Texte relu et vérifié par Virginie Mangin/sj
La Genève internationale est un monde en soi. Abonnez-vous à notre newsletter pour suivre au plus près le travail de nos journalistes sur place.

En conformité avec les normes du JTI
Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative
Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !
Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.