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Cinq ans d’aide suisse à la Bosnie: l’adieu aux Bérets Jaunes

Le commandant Gaudin décoré par Adolf Ogi: "en 13 ans de carrière militaire, cette mission en Bosnie-Herzégovine est de loin la meilleure chose que j'aie faite". Keystone

Depuis les accords de Dayton, la Suisse s´engage massivement dans l´aide à la stabilisation et à la reconstruction en Bosnie-Herzégovine. Si les humanitaires sont encore là pour longtemps, les militaires, eux, auront quitté le pays à la fin de l´année.

L’endroit ne paie pas vraiment de mine. En retrait de l’artère pénétrante que tout le monde ici appelle encore «Sniper Alley» – en mémoire des sinistres missiles que l’armée serbe y tirait pendant le siège de Sarajevo -, l’empilement de containers qui constitue le «Swiss Camp» n’offre, dans le froid pénétrant de cette fin décembre, guère d’autre attrait que son sapin de Noël géant.

«Je leur avais dit que je le voulais le plus grand possible, j’ai été exaucé au-delà de tous mes vœux», s’amuse le lieutenant-colonel Jean-Philippe Gaudin. Il est comme ça le commandant des Bérets Jaunes, à la fois aimé et respecté de ses hommes, au point que son second Marius Frey, pourtant étudiant en théologie, avoue qu’avec un chef pareil, il partirait même à la guerre.

Natif de Montreux, où il fut responsable logistique du Festival de Jazz, le commandant du dernier contingent de l’armée suisse en Bosnie-Herzégovine est venu à la chose militaire il y a treize ans. «Depuis que je suis dans ce métier, cette mission est de loin la meilleure chose que j’ai faite, reconnaît-il. Ici, on ne travaille pas sur des cartes, c’est du concret, et chaque erreur se paie cash».

Si le salut réglementaire a été banni du camp suisse et que le tutoiement y est de rigueur quel que soit le grade, la discipline n’en est pas moins présente. Pour le commandant, chaque Béret Jaune est une sorte d’ambassadeur de son pays et le comportement se doit d’être irréprochable. «Bien sûr, nous ne sommes pas armés, mais mes hommes sont tous des professionnels dans leur spécialité et je suis sûr que mes chauffeurs par exemple sont bien meilleurs que ceux des armées étrangères», explique Jean-Philippe Gandin, non sans une pointe de fierté.

Et des routes, les dix contingents de Bérets Jaunes qui se sont succédés ici depuis cinq ans en auront parcouru: pas moins de dix millions de kilomètres d’un mauvais bitume, bosselé et défoncé à souhait. Vu leur statut à part, les soldats suisses ne sont pas membres de la SFOR – la force de stabilisation internationale, mais ils remplissent des missions à cheval sur le monde civil et le monde militaire.

Ainsi, ce sont eux qui ont été chargés de la plupart des transports et de la maintenance des 250 véhicules de l’OSCE en Bosnie-Herzégovine. Ce sont eux aussi qui à chaque élection vont chercher les bulletins de vote à Budapest, les distribuent dans les communes, puis les recollectent pour le dépouillement, centralisé à Sarajevo. Et les Suisses sont aussi menuisiers, électriciens, juristes, médecins et infirmiers.

Les motivations de ces 43 hommes et de ces 3 femmes diffèrent évidemment de l’un à l’autre, mais tout le monde considère l’expérience comme véritablement enrichissante. Ainsi Vincent Ebener, qui voulait voir une fois comment ces ex-Yougoslaves que tant de gens en Suisse rangent tous dans le même sac vivent dans leurs pays. Pour ce simple soldat, qui a vécu quelque temps à Lagos, capitale du Nigéria – réputée une des villes les plus dangereuses du monde -, Sarajevo c’est presque le calme plat.

Quant à la blonde Magdalena Lesjak, à qui sa formation de juriste confère automatiquement le grade d’officier spécial, cette mission est presque pour elle un retour aux sources. Née d’un père croate et d’une mère suisse, elle parle parfaitement la langue du pays. La cohabitation avec tous ces garçons? «Pas de problèmes, ils sont très serviables et les contacts avec les hommes des autres armées sont eux aussi excellents», se réjouit la jeune femme, qui avoue tout de même que les «pires dragueurs» ne sont ni les Français ni les Italiens, mais bien… les Autrichiens.

Bien qu’astreignante, la vie au camp laisse tout de même de bonnes plages de détente. Dans leurs containers individuels, les Bérets Jaunes disposent de la climatisation en été et d’un bon chauffage en hiver, ce qui dans les deux cas n’a rien d’un luxe. Et contrairement aux Américains, cantonnés dès la tombée du jour dans leurs camps-villages, avec cinémas, bars et supermarchés, les Suisses ont le droit de sortir en ville le soir.

Le commandant Gaudin a ses habitudes au «Jez Club», une cave qui peut s’enorgueillir d’avoir été le seul restaurant de Sarajevo resté ouvert durant tout le siège. On n’y croise aujourd’hui presque plus que des internationaux, venus déguster un tartare géant ou quelque exquise spécialité d’agneau. «La vache folle? S’il est bien un pays où vous ne risquez rien, c’est ici, s’amuse le lieutenant-colonel. Je parierais bien qu’en Bosnie-Herzégovine, personne n’a jamais su ce qu’était une farine animale».

Se faisant soudain plus grave, le chef des Bérets Jaunes ne se dit pas optimiste pour l’avenir de ce pays. «Les jeunes ne rêvent que de partir, explique le commandant Gaudin. L’économie est au point mort et on ne peut pas faire de l’agriculture sur des champs de mines. Je connais bien le chef de la police de Sarajevo, il gagne l’équivalent de 670 francs suisses par mois. Et il avoue volontiers qu’il est corrompu. Pas par vice ni par appât du gain, mais simplement pour nourrir sa famille».

En tant que membre d’un des groupes de travail qui a planché sur Armée 21, Jean-Philippe Gaudin est bien sûr un chaud partisan de ce type de mission de la Suisse à l’étranger. «Mais nos soldats devraient être armés, insiste le commandant. Si ni moi ni aucun des mes hommes n’a jamais été sérieusement menacé, on ne peut pas en dire autant des premiers contingents suisses arrivés ici. Et il n’est pas normal que nous devions demander la protection des Allemands en cas de pépin».

Malgré cette particularité, et malgré sa taille, l’équipe des Bérets Jaunes est plutôt bien vue au sein de la communauté des armées étrangères. A Sarajevo bien sûr, mais aussi à Banja Luka, à Tuzla, à Mostar et à Bihac, où les Suisses ont également eu des camps. Ainsi vendredi dernier, jour de la visite du président Adolf Ogi dans la capitale bosniaque, Jean-Philippe Gaudin était passablement fier d’avoir obtenu un gros hélicoptère de la Bundeswehr allemande et la collaboration active de la police de Sarajevo, qui a ouvert les carrefours sur le passage de la caravane de véhicules blancs, frappés des sigles des Nations Unies ou de l’OSCE.

D’ici une semaine toutefois, tout cela sera fini. A part quelques hommes chargés du démontage des camps – les containers seront laissé sur place comme abris provisoires pour des familles de rapatriés, les Bérets Jaunes auront quitté définitivement la Bosnie-Herzégovine. Mais l’aide humanitaire et l’assistance technique de la Suisse continueront encore longtemps à fonctionner.

Pour Jean-Philippe Gaudin, la SFOR n’est pas non plus prête à faire ses valises. «Je ne dis pas qu’il faille garder 20 000 soldats étrangers dans le pays pendant dix ans, admet le commandant suisse. Mais s’ils devaient s’en aller demain, je ne donne pas long à la Bosnie-Herzégovine pour retomber dans la guerre. Ce n’est pas tant Sarajevo qui m’inquiète, ni Tuzla. Ces villes ont toujours pratiqué la tolérance et le multi-éthnisme, mais dans les autres régions, les tensions sont encore vives».

«Et surtout, ajoute le lieutenant-colonel, on aurait dû s’occuper bien plus tôt des criminels de guerre qui sont encore en liberté. Le problème n’est pas de localiser Radovan Karadzic, tout le monde sait qu’il vient régulièrement dans la partie serbe de la capitale. Mais quel gouvernement prendra le risque de faire procéder à une arrestation aussi dangereuse. Récemment, les Allemands ont voulu appréhender l’un des ces bourreaux. Bilan: trois soldats grièvement blessés. Allez ensuite vendre ça à votre opinion publique…»

Et Jean-Philippe Gaudin de citer un autre exemple: celui d’un ancien «héros de guerre» serbe, incorporé le plus normalement du monde au corps de police de Banja Luka. «Lorsqu’il entre dans une pièce, tout le monde se met au garde-à-vous», s’indigne le commandant suisse.

On le voit, le départ des Bérets Jaunes ne signifie pas – et de loin – que tout aille pour le mieux dans la plus pacifique des Bosnie-Herzégovine possibles.

Marc-André Miserez, Sarajevo













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