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Un spectacle prémonitoire sur la chute de Ben Ali

Fadhel Jaïbi, un 'théâtre de résistance'. Mohamed Frini

Le festival de la Bâtie s’ouvre le 2 septembre à Genève. Au programme, danse, musique et théâtre, rêves pailletés et pièces engagées. Pour le Tunisien Fadhel Jaïbi qui présente «Yahia Yaïch», les dictatures font toujours les affaires du monde occidental.

La Bâtie est légère et grave. Légère parce qu’elle chante et danse sur les rythmes des musiciens et chorégraphes, des talentueux, comme cette année Boris Charmatz, Meg Stuart, Miles Kane ou les Tindersticks.

Grave, parce qu’elle met à son affiche des pièces qui interrogent notre époque, son consumérisme effréné, ses révolutions, ses chamboulements politiques, mais ses rêves et ses espoirs également. Et là aussi, les artistes invités sont de marque: Massimo Furlan, Emma Dante, Angelica Liddell, Richard Maxwell… Ils viennent de Suisse et d’ailleurs, d’Italie, d’Espagne, des Etats-Unis et d’un pays aujourd’hui sous le feu des projecteurs: la Tunisie.

La Tunisie est présente à travers «Yahia Yaïch-Amnésia», un spectacle signé Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar, créé à Tunis en avril 2010. Troublante prémonition: la pièce raconte l’histoire d’un dirigeant politique qui apprend par les médias sa destitution et la perte de son pouvoir.

Depuis, le spectacle a été joué dans plusieurs villes d’Europe. Après Zurich, fin août, le voici à Genève, dans la cadre de la Bâtie. Entretien avec son auteur et metteur en scène Fadhel Jaïbi.  

swissinfo.ch : De quel œil voyez-vous la réaction de l’Europe en général et de la Suisse en particulier face à la révolution tunisienne et à son effet sur les pays voisins?

Fadhel Jaïbi: Je pense qu’en Suisse, comme dans les autres pays d’Europe, c’est le «business» qui compte avant tout. Il y a une minorité de personnes extraordinaires qui sait tendre la main. Mais hélas les autorités au pouvoir agissent comme des affairistes: elles vont saupoudrer des aides aux pays en rébellion, qu’elles récupèreront par la suite au centuple. C’est du cynisme.

Je ne sais pas si l’avenir de la Tunisie est entre les mains des Tunisiens. Je sais en revanche que les dictatures, quelles qu’elles soient, font toujours les affaires du monde occidental.

swissinfo.ch: Lorsque Ben Ali est tombé, que vous êtes-vous dit, que vous étiez des auteurs-prophètes, comme les tragiques grecs ou comme Shakespeare et Brecht?

F.J.: Je n’ai pas cette prétention, ces auteurs-là sont tout simplement mes maîtres, ils m’inspirent, même si durant 40 ans de carrière je n’ai jamais mis en scène leurs pièces, ni aucun texte du répertoire d’ailleurs. Je suis toujours parti de la réalité sociale de mon  pays car ce qui m’intéresse c’est «l’Homo Tunisianus», sa relation au groupe. Autrement dit, la responsabilité de l’individu face à la responsabilité collective. C’est le propre de la tragédie grecque à laquelle vous faites allusion. C’est aussi ce que j’essaie de faire sur scène.

En un mot, je me sens comme un artiste-citoyen qui pratique un théâtre de résistance. J’enfonce le même clou depuis maintenant plusieurs années, chaque fois avec un instrument différent: une fois avec un  marteau, une fois avec un caillou, une fois avec une chaussure… mais c’est toujours très douloureux. J’exerce avec mes comédiens un contre-pouvoir et je continue à le faire malgré la révolution.

swissinfo.ch: Avez-vous changé quelque chose à votre spectacle depuis le départ de Ben Ali?

F.J.: Non, car il fallait que ce spectacle témoigne de ce que nous pensions du «tyran» avant sa chute. Nous avions élevé la voix bien avant la révolution. Il m’a donc semblé très important de garder aujourd’hui le ton vigilant adopté à la création de la pièce en 2010. Vous savez, «Yahia Yaïch» est un témoignage historique, mais il est aussi un moyen de faire réfléchir le public sur les potentialités extraordinaires de l’art.

Nous étions, à l’époque, confrontés à la résistance des pouvoirs publics qui ont fini par céder et par autoriser la tournée de la pièce. A travers nous, ils voulaient ainsi faire croire au monde qu’ils étaient démocratiques. En somme, ils nous ont utilisés comme alibi. C’est ce que j’explique toujours à la presse.

swissinfo.ch: Dans le titre de votre spectacle, il y a le mot «amnésia» qui insiste sur l’oubli. De quel oubli s’agit-il?

F.J.: A vrai dire, tous mes spectacles auraient pu s’appeler «Amnésia» car ils suggèrent tous une lutte contre l’oubli, contre cette « lobotomie» qu’exerce tout pouvoir dictatorial sur la mémoire. Il faut dire que le propre des régimes totalitaires c’est d’occulter l’Histoire, de la réinventer en sorte qu’elle serve leurs intérêts. 

Or un pays avec une Histoire occultée est un pays qui n’a plus de passé, plus de présent et encore moins d’avenir. Ma démarche artistique consiste donc à réhabiliter la mémoire de la Tunisie, 33 fois occupée en 3000 ans. Ce pays n’est pas seulement arabe et musulman, mais turc, byzantin, espagnol, italien, punique… Une belle mosaïque, que personne ne peut nous confisquer.

swissinfo.ch: «Yahia Yaïch-Amnésia» constitue le deuxième volet d’une trilogie commencée avec «Khamsoun». Y aura-t-il un troisième volet? Et si oui, quel en sera le sujet?

F.J.: Vous me croirez ou non, mais depuis le début de notre projet, il était question de parler de la jeunesse tunisienne dans le troisième volet. Une jeunesse qu’on a méjugée en la traitant de démissionnaire et de cynique. Or en portant le fer contre l’ancien régime, elle a prouvé le contraire. Dans le troisième volet, je parlerai donc de la dualité de cette jeunesse, à la fois consumériste et militante, réaliste et rêveuse.

swissinfo.ch : La jeunesse c’est l’avenir. Etes-vous confiant dans celui de votre pays?

F.J.: Je vais peut-être vous étonner, mais j’ai un sentiment très mitigé. Vous savez, nous n’avons aucune expérience de ce genre de révolution. Il y a encore beaucoup de confusion sur le terrain comme dans les esprits. Tout ce que je sais c’est qu’il fallait passer par ce soulèvement pour  arriver, je l’espère, à la démocratie. Je reste néanmoins prudent : ni porté sur un optimisme béat ni désespéré.

«Yahia Yaïch-Amnésia», spectacle et Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar.

A voir dans le cadre du Festival de la Bâtie, Genève. 5 et 6 septembre au Théâtre Forum Meyrin.

Né en 1945 à L’Ariana, metteur en scène et réalisateur tunisien.

Il est une figure du théâtre arabe contemporain.

Il a suivi ses études théâtrales en France entre 1967 et 1972.

Il occupe les fonctions de directeur du Conservatoire national d’art dramatique de Tunis, de 1974 à 1978.

Avec sa compagne Jalila Baccar, il fonde, en 1976,  la première compagnie privée tunisienne, le Nouveau Théâtre de Tunis, puis la compagnie Familia Productions, en 1993.

Il compte à son actif plus d’une vingtaine de pièces de théâtre, dont Grand ménage, Junun,  Corps otages, Medea et plusieurs films dont La Noce, Arab, Chichkan, Junun

Son œuvre se distingue par son engagement social. Elle est en prise avec la réalité de son pays.

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