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Affiches anti-Kadhafi: pas simple pour Berne

Mouammar Kadhafi avait exigé que la Suisse soit démantelée. Keystone

Un mouvement populiste genevois a jeté de l’huile sur le feu des relations déjà houleuses entre Berne et Tripoli avec une affiche jugée offensante pour Mouammar Kadhafi. Sur plainte de la Libye, il doit en répondre devant la justice suisse. Et envisage de recourir à Strasbourg.

En fait, l’affiche incriminée n’a été visible que brièvement et uniquement sur Internet avant d’être interdite. Elle représentait une contribution du MCG (Mouvement citoyens genevois, droite populiste) à la votation du 28 novembre sur l’expulsion des étrangers criminels. On pouvait y voir le président libyen avec cette légende: «Il veut détruire la Suisse».

La phrase faisait allusion aux propos tenus plusieurs fois cette année par Mouammar Kadhafi exigeant que la Suisse – «une mafia» selon ses termes –, soit démantelée et ses régions linguistiques réparties entre ses voisins.

Les relations entre la Suisse et la Libye sont tendues depuis l’arrestation à Genève en juillet 2008 puis la détention (pendant deux jours) de Hannibal Kadhafi, l’un des fils du président libyen. Celle-ci avait débouché sur la rétention de deux Suisses à Tripoli, dont le second n’a été libéré qu’en juin 2010.

«Un privilège exorbitant»

C’est sur plainte de Tripoli et en vertu de l’article 296 du Code pénal suisse (outrage aux Etats étrangers) que le Ministère public (parquet) de la Confédération agit maintenant contre Eric Stauffer, président du MCG. Or, il semble que cet article ne soit pas conforme à la Convention européenne des droits de l’Homme

La Cour de Strasbourg a en tout cas jugé (en 2002) qu’en condamnant un journaliste sur la base d’un texte de loi pratiquement identique à la disposition du Code pénal suisse, la France a violé l’article de la Convention européenne sur la liberté d’expression.

Les juges avaient alors souligné qu’en accordant une protection spéciale aux chefs d’Etat lorsque ceux-ci se sentent offensés – le plaignant était en l’occurrence le roi du Maroc –, la loi leur conférait «un privilège exorbitant».

Ce privilège aurait pour conséquence «de soustraire les chefs d’Etat à la critique uniquement en raison de leur fonction ou de leur statut». Il ne saurait se concilier «avec la pratique et les conceptions politiques d’aujourd’hui».

Il ne répondrait pas non plus à un «besoin social impérieux». Et il ne serait donc «pas nécessaire dans une société démocratique». Même en admettant «l’intérêt évident, pour tout Etat, d’entretenir des rapports amicaux et confiants avec les dirigeants des autres pays».

Cela dit, la Cour ne contestait pas le droit de tout chef d’Etat à faire sanctionner les atteintes à son honneur. Mais selon elle, l’arme du procès en diffamation que possède n’importe quel citoyen serait tout à fait suffisante.

Il faut savoir à cet égard – et c’était un autre argument important invoqué par les juges européens – que dans le cas du procès en diffamation, l’inculpé n’est pas punissable s’il prouve que les allégations qu’il a articulées sont conformes à la vérité.

Objectif politique

Or il en va tout autrement du délit d’outrage à chef d’Etat étranger.

Dans ce cas, l’objectif principal du législateur n’est pas juridique, mais politique et diplomatique. Il s’agit de permettre à un chef d’Etat s’estimant lésé dans son honneur d’obtenir réparation, non pas en s’en prenant à l’Etat sur le territoire duquel l’atteinte a été commise (le risque de complications diplomatiques est ainsi réduit), mais en s’adressant directement à un tribunal de l’Etat concerné. Avec de bonnes chances de succès puisque le prévenu n’est alors pas autorisé à prouver la véracité de ses allégations.

C’est ce que prévoit implicitement l’article 296 sur l’outrage aux Etats étrangers.

C’est ce que prévoyait aussi la disposition correspondante de la législation française (offense commise publiquement envers les chefs d’Etat étrangers). Mais suite à sa condamnation par la Cour européenne, la France a dû abroger cette disposition. Elle l’a fait en 2004 dans une loi joliment intitulée «Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité».

Que va faire la Suisse?

La question, maintenant, c’est évidemment de savoir si la Suisse devra un jour faire de même avec l’article de son Code pénal. Notamment si le remuant président du MCG, Eric Stauffer, décide, comme il nous l’a annoncé cette semaine, de recourir jusqu’à Strasbourg contre une éventuelle condamnation par la justice suisse.

Face à cette possibilité, le ministère de Justice et Police se montre pour l’instant serein. Son porte-parole, Guido Balmer, déclare à swissinfo.ch que, jusqu’à nouvel avis, l’article 296 «est valable et sera appliqué».

Mais tout le monde espère évidemment à Berne que la Suisse ne sera jamais amenée à devoir déclarer un jour au président Kadhafi que son désir de vengeance contre le MCG restera, pour l’instant, inassouvi.

Dans un premier temps le président du MCG est convoqué à Berne le 13 décembre pour être auditionné par le Ministère public fédéral en qualité de prévenu.

Contrairement à d’autres pays, la Suisse ne connaît pas le délit d’atteinte à la dignité de son président.

Pour prévenir d’éventuels conflits diplomatiques avec des Etats étrangers, elle a en revanche inscrit dans son code pénal, dès 1918, plusieurs délits «de nature à compromettre les relations avec l’étranger».

Parmi ceux-ci, le délit d’«outrage aux Etats étrangers» (article 296), invoqué il y a quinze jours par le Ministère public fédéral pour porter plainte contre le MCG à cause de son affiche jugée offensante pour le président libyen.

Jamais utilisé pendant la 2e Guerre mondiale, l’article 296 a été invoqué en 1971 par un tribunal genevois pour condamner à 300 francs d’amende l’éditeur d’un journal satirique valaisan qui avait accusé le shah d’Iran – sur la base de documents de l’ONU – d’être un producteur d’opium.

Le tribunal avait alors souligné que la question n’était pas de savoir si ces accusations étaient vraies mais si le journal avait compromis les relations de la Suisse avec l’Iran.

A noter que toute poursuite sur la base de l’article 296 doit être autorisée par le gouvernement, ce qui ne peut se faire que si l’Etat étranger qui s’estime lésé le demande. La peine peut aller jusqu’à trois ans de prison!

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