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Comment la Suisse fédéraliste espère vacciner 6 millions de personnes d’ici l’été

centre de vaccination
Les cantons sont chargés d'exécuter la stratégie de vaccination. Ce sont eux qui décident par exemple si la vaccination doit avoir lieu dans de grands centres de vaccination comme celui-ci ou dans les cabinets médicaux. Keystone / Martial Trezzini

Après des débuts poussifs, la campagne de vaccination contre la Covid-19 s’accélère en Suisse, avec l’objectif de vacciner tous ceux qui le souhaitent d'ici l'été. Mais l’approche décentralisée comporte son lot de défis.

Le fils de Susanne Kuratli avait programmé son réveil à 2 heures du matin le vendredi 8 janvier, le jour de l’ouverture des inscriptions pour se faire vacciner dans le canton de Berne. Après avoir entré tous les renseignements requis concernant l’âge, l’assurance et l’état de santé de sa mère dans le formulaire d’inscription en ligne, il a commencé à voir les créneaux de rendez-vous apparaître puis disparaître plus vite qu’il ne pouvait taper sur son clavier.

Il a accepté aussi vite que possible et obtenu un rendez-vous pour sa mère de 80 ans deux jours après l’ouverture du premier centre de vaccination à Berne, le 11 janvier. «Vaccinée, je me sens un peu plus en sécurité», a déclaré Susanne Kuratli à swissinfo.ch. «Je voulais me faire vacciner le plus tôt possible pour me protéger et protéger les autres. J’ai pensé que si je pouvais libérer un lit d’hôpital pour quelqu’un, je devais le faire.»

Les choses n’ont pas été aussi faciles pour tout le monde. Les premières semaines de la campagne de vaccination ont été marquées par des lignes téléphoniques encombrées, des problèmes techniques et la frustration d’une partie de la population, qui se demandait pourquoi la vaccination démarrait plus vite dans certaines régions du pays que dans d’autres.

Près d’un mois après la première vaccination contre la Covid-19Lien externe en Suisse, on ne dispose toujours pas d’une vue d’ensemble précise du nombre de personnes vaccinées à l’échelle nationale. Selon des chiffres provisoires fournis par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) mardi, environ 110’000 personnes avaient été vaccinées au 18 janvier (1,27 % de la population). Le gouvernement ambitionne d’atteindre 4% de la population d’ici la fin du mois, un taux de vaccination qui reste bien en-deçà de celui affiché par Israël, les Émirats arabes unis ou le Royaume-Uni.

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Les autorités fédérales ont affirmé être sur la bonne voie pour vacciner tous ceux qui le souhaitent, soit environ 6 millions de personnes, d’ici la fin juin. La semaine dernière, l’autorité suisse de régulation des médicaments Swissmedic a autorisé le vaccin développé par ModernaLien externe, un peu plus de trois semaines après celui de Pfizer/BioNtech.

La Suisse a désormais la lourde tâche de résoudre les problèmes existants tout en intensifiant massivement la vaccination. La mission apparaît encore plus urgente alors que le pays vient d’entrer dans une nouvelle phase de semi-confinement face à la menace d’un nouveau variant du coronavirus.

Des livraisons au compte-gouttes

La Suisse a donné son feu vert au vaccin de Pfizer/BioNtech le 19 décembre, quelques semaines avant le lancement officiel de la campagne de vaccination. Le contrat avec Pfizer avait été conclu moins de deux semaines auparavant, un mois après – et pour deux fois moins de doses – qu’Israël.

Cette autorisation était une bonne nouvelle pour les Suisses, mais elle a pris de court certains cantons et a donné lieu à une course effrénée pour commencer à vacciner alors que les systèmes informatiques et l’infrastructure n’étaient pas encore parfaitement au point, selon une source participant à l’organisation d’une campagne de vaccination cantonale. «Nous avions prévu de débuter en janvier, mais lorsque d’autres cantons ont commencé à vacciner en décembre, nous avons dû faire face à une forte pression de la part des autorités cantonales pour faire de même», raconte-t-elle.

La première livraison de Pfizer comprenait 234’000 doses, suffisamment pour vacciner environ 115’000 personnes.

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Les doses sont réparties entre les 26 cantons au prorata de la population. Au 13 janvier, Appenzell Rhodes-Intérieures, le plus petit canton de Suisse, avait par exemple reçu 400 doses, tandis que le canton de Lucerne en avait réceptionné 10’000 et Vaud plus de 19’000, ont indiqué à swissinfo.ch les porte-paroles des départements de la Santé de ces cantons.

Les premières doses du vaccin Pfizer étaient les seules disponibles jusqu’à la semaine dernière et l’arrivée de 200’000 doses du vaccin Moderna. 126’750 nouvelles doses de vaccin Pfizer devaient arriver le 18 janvier mais seulement la moitié ont été livrées, en raison d’un goulet d’étranglement dans la productionLien externe signalé vendredi. D’après le gouvernement, un total de 1,5 million de doses devraient être disponibles fin février, couvrant près de 11% de la population adulte.

Comme nous l’écrivions en décembre, le déploiement des vaccins à grande échelle pourrait prendre des mois voire des années, en raison d’une capacité de production limitée. Les 15,8 millions de doses commandées par le gouvernement suisse à trois fabricants (le troisième est AstraZeneca) seront livrées lorsqu’elles seront prêtes, parfois avec peu de préavis, rendant la planification difficile pour les cantons.

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Plusieurs d’entre eux, contactés par swissinfo.ch avant le 13 janvier, ont indiqué savoir combien de doses leur seraient allouées par la Confédération d’ici la fin février, mais n’étaient pas en mesure de dire avec précision à quelle date ils seraient livrés, ni le nombre de doses pour chaque livraison.

La plupart d’entre eux ont souligné que de nombreux facteurs étaient hors de leur contrôle. «L’ouverture des inscriptions pour la vaccination à chaque groupe-cible dépend de différents facteurs, notamment la quantité et le type de vaccins disponibles, la volonté de la population de se faire vacciner ou encore le niveau de propagation du coronavirus», a résumé un porte-parole du canton de Thurgovie.

Contrairement à Israël, qui compte également une population d’environ 8 millions d’habitants, le déploiement de la vaccination en Suisse se fait de manière très décentralisée. Le gouvernement fédéral assure la sécurité ainsi que la livraison des doses et définit la stratégie globale de vaccination, mais les 26 cantons sont responsables de son exécution.

Le DanemarkLien externe, les Emirats Arabes Unis, Bahreïn et IsraëlLien externe sont tous parvenus à des taux de vaccination supérieurs grâce à des approches plus centralisées. En Israël, plus de 31% de la population avaient reçu au moins une première dose de vaccin au 19 janvier, un record mondial.

Maintenir le flux

Pour qu’une approche fortement décentralisée comme celle de la Suisse fonctionne, il faut un bon flux d’informations dans les deux sens, a expliqué à swissinfo.ch Prashant Yadav, expert en santé et en chaînes d’approvisionnement au Centre pour le développement global (CGDev). Le gouvernement prévient les cantons de l’arrivée d’une cargaison, mais ces derniers doivent rendre compte du nombre de doses utilisées.

Pour Prashant Yadav, ce flux d’informations doit reposer sur un système informatique solide, ce qui fait défaut en Suisse, selon nos sources et plusieurs médias. La population est invitée à consulter le site Internet de son canton pour prendre rendez-vous, mais le système de réservation peut prendre la forme d’une simple hotline, comme au Tessin, jusqu’à une plateforme de prise de rendez-vous entièrement numérisée, comme c’est le cas à Berne ou Genève.

Le système utilisé dans le canton de Zurich a plantéLien externe quelques heures seulement après sa mise en service, assailli par des milliers de personnes tentant de s’inscrire. Tous les créneaux du mois de janvier sont désormais réservés et la plateforme ne devrait pas être opérationnelle pour reprendre des rendez-vous avant la fin du mois.

Le gouvernement teste le logiciel OneDoc pour les inscriptions, la prise de rendez-vous et la gestion des données de vaccination dans tous les cantons mais il y a eu des retards, a concédé Sang-Il Kim, responsable de la division Transformation numérique à l’OFSP, dans une interview accordée à la Neue Zürcher ZeitungLien externe début janvier. Quatre cantons ont voulu avoir leur propre système, ce qui a compliqué le processus, a-t-il admis au journal alémanique.

A l’inverse, en Israël, les dossiers médicaux numériques sont centralisésLien externe et utilisés pour identifier les personnes éligibles au vaccin, lesquelles reçoivent ensuite un SMS contenant un lien pour prendre rendez-vous via une application. Au Danemark, tout le monde dispose d’un identifiant personnel numérique, qui aide le gouvernement à repérer les personnes éligibles et à définir les priorités en matière de vaccination.

La Covid-19 nécessite cependant plus qu’un système informatique, selon Prashant Yadav. «Il s’agit plutôt d’avoir une culture de la confiance et de la responsabilité», garantissant que les informations seront suivies, remontées et utilisées de manière pertinente.

La situation est compliquée par le fait que la Suisse ne dispose pas d’un registre national de vaccination numériqueLien externe sur lequel s’appuyer, contrairement à de nombreux pays à l’image des Pays-Bas. Le gouvernement suisse encourage les gens à s’autodéclarer via un certificat de vaccination électronique (meinimpfung.ch), mais cela reste surtout destiné à un usage personnel, pas à un monitoring national. Les estimations de la couverture vaccinaleLien externe se basent d’ailleurs sur des enquêtes régulières menées par l’Université de Zurich avec les cantons.  

Gérer les groupes prioritaires

Indépendamment de ce qui a été négocié avec les fournisseurs, les vaccins arrivent lentement, et pas seulement en Suisse, compliquant l’adaptation de l’offre à la demande.

«Au départ, les pays ont décidé de procéder de manière séquentielle, c’est-à-dire de vacciner d’abord tous les membres d’un groupe prioritaire avant de passer au suivant. Or la méthode séquentielle fonctionne si la demande est claire, mais les pays sont en train de se rendre compte que tous les membres du groupe 1 ne veulent pas forcément se faire vacciner. Dans ce cas, on se retrouve avec un surplus», explique Prashant Yadav.

Le spécialiste fait valoir qu’il est possible de vacciner simultanément plusieurs groupes, c’est le cas par exemple dans certains États américains.

Mais la Suisse est réticente à l’idée d’ouvrir la vaccination à des personnes n’appartenant pas aux groupes à haut risque, y compris des personnes de 75 ans et plus, tant qu’elle n’aura pas une vision plus précise de l’approvisionnement. Le canton du Tessin, lui, a même réservé ses premières doses aux personnes âgées de 85 ans et plus.

L’approche décentralisée permet à certains cantons de s’écarter des directives nationales en la matière. Le canton de Vaud vient ainsi d’annoncer qu’il ne permettrait pas aux personnes ayant déjà été infectées d’être vaccinéesLien externe dans l’immédiat, ce qui va à l’encontre des recommandations fédérales.

L’OFSP n’a pas précisé quand le grand public pourrait espérer recevoir l’injection, mais le canton de Lucerne a déjà publié un calendrier prévisionnelLien externe selon lequel les vaccinations de la population générale pourraient débuter en juin.

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«Je ne crois pas qu’il y ait une seule bonne réponse à la question de savoir qui doit être vacciné en premier», a déclaré à swissinfo.ch Daniel Chulwoo Rhee, de l’Institut international des vaccins en Corée du Sud. «Une fois que les vaccins sont réfrigérés, ils doivent être administrés le plus vite possible. Mais si le gouvernement s’écarte des groupes prioritaires, il doit expliquer clairement pourquoi il a pris cette décision.»

S’il reste des doses après vaccination des publics prioritaires, ce qui est normalement très exceptionnel, celles-ci sont utilisées pour vacciner d’autres groupes afin d’éviter tout gaspillage, ont indiqué plusieurs cantons à Swissinfo. En Argovie par exemple, les doses de vaccin restantes en fin de journée sont utilisées pour vacciner le personnel des unités de soins intensifs, a indiqué Michel Hassler, directeur de la communication du département de la Santé argovien. Les cantons de Zurich, Zoug ou encore Bâle-Ville, entre autres, prévoient eux aussi la possibilité d’utiliser d’éventuelles doses restantes pour le personnel de santé exposé, d’après les confirmations des porte-paroles.

Le Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE) a informé swissinfo.ch que «pour des raisons logistiques, les vaccins utilisés en Suisse ne peuvent pas être envoyés au réseau extérieur. Par conséquent, aucune livraison de vaccins n’est prévue par le DFAE».

Si les Suisses de l’étranger veulent se faire vacciner en Suisse ils peuvent le faire, mais ils devront payer eux-mêmes s’ils n’ont pas d’assurance maladie suisse, selon l’Office fédéral de la santé publique (OFSP).

Trouver un équilibre

Toutefois la décentralisation présente aussi des avantages, puisqu’elle permet aux cantons de décider de la meilleure façon d’utiliser leurs ressources pour toucher leur population.

Beaucoup transforment les centres de dépistage, construits dans des stades ou des entrepôts, en centres de vaccination capables de mener à bien jusqu’à plusieurs milliers de vaccination par jour dans certains cas (à Berne par exemple). Le canton de Vaud, lui, compte six centres de vaccination, tous situés dans des hôpitaux.

Certains cantons se sont uniquement concentrés sur les maisons de retraite ou les établissements de soins, en recourant à des équipes de vaccination mobiles qui se rendent elles-mêmes dans les foyers. À Lucerne, près de 90% des résidents des EMS (environ 4200) avaient été vaccinés au 15 janvier.

Dans une interview à la chaîne publique suisse RTSLien externe, la présidente de la Société médicale du canton du Valais Monique Lehky Hagen a déclaré que la stratégie de son canton, qui met l’accent sur la vaccination par les médecins généralistes, permet de mieux cibler et de convaincre plus facilement les patients de se faire vacciner.

L’armée suisse est chargée de surveiller et distribuer les doses de vaccins, stockées dans des congélateurs sur un site militaire tenu secret. Mais les cantons peuvent aussi faire appel à la protection civile pour apporter un soutien dans la campagne de vaccination, notamment en organisant des rendez-vous dans les maisons de retraite en cas de besoin. Les cantons de Saint-Gall, Bâle et Appenzell Rhodes-Extérieures ont choisi de faire appel à la société de logistique pharmaceutique Galliker pour le transport réfrigéré des vaccins.

Les médias ont rapporté ce week-endLien externe que le ministre de la santé Alain Berset envisageait de redistribuer les vaccins des cantons peu performants vers les plus performants, dans l’espoir de doper la campagne de vaccination. Certains médecins cantonaux se sont dits favorables à une «gestion plus dynamiqueLien externe» de la distribution des doses de vaccins, plutôt que de la baser uniquement sur la population des cantons.

La confiance est une autre question à prendre en considération. Le gouvernement fédéral doit trouver un équilibre entre son désir d’agir rapidement et la nécessité de mobiliser la population. Bien qu’il y ait un sentiment d’urgence à déployer la vaccination, la confiance de la population pourrait s’éroder si elle a l’impression que l’on a pris des raccourcis pour accélérer le processus.

«Des problèmes de sécurité peuvent survenir, et ce message doit venir du gouvernement fédéral pour s’assurer qu’il n’y a pas de mauvaise communication», relève Daniel Chulwoo Rhee, de l’Institut international des vaccins.

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D’après le dernier sondage de la SSR (le groupe audiovisuel public auquel appartient swissinfo.ch) paru vendredi, plus de 4 Suisses sur 10 se disent prêts immédiatement à être vaccinés contre la Covid-19; ils n’étaient que 16% en octobre. Cette proportion est encore largement inférieure à celle du Danemark, où 79% des habitants sont prêts à recevoir l’injection, selon une enquête.

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Bien que le lancement de sa campagne de vaccination n’ait pas été aussi rapide ou harmonieux que certains l’auraient espéré, la Suisse fait tout de même partie du groupe restreint d’environ 40 pays riches à avoir déjà reçu des doses.

«C’est un privilège de se faire vacciner. C’est une chance pour nous, les personnes âgées. Je suis très fière de pouvoir être un exemple pour les autres», conclut Susanne Kuratli.

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