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Fébrile, le Liban attend les actes du Tribunal Hariri

Le 14 février 2005, 1200 kg de TNT pulvérisèrent la voiture blindée de l’ex-Premier ministre libanais, Rafic Hariri. Keystone

Pas de paix sans justice? La question se pose avec acuité aujourd’hui au Liban, suspendu aux enquêtes de la justice internationale qui va publier ses premières inculpations dans l’attentat contre l’ex-Premier ministre libanais, Rafic Hariri. Analyse.

La justice internationale peut-elle exister dans un pays où la mémoire est verrouillée, l’Etat faible, la société divisée et le risque d’affrontements intérieurs réels? C’est le pari risqué du Tribunal spécial pour le Liban (TSL) chargé de poursuivre les auteurs de l’attentat contre l’ex-Premier ministre Rafic Hariri et les autres assassinats qui pourraient y être liés.

D’ici la fin de l’année, il devrait rendre public ses premiers actes d’accusation. S’estimant visé, le Hezbollah dénonce un tribunal manipulé par Israël qui risque de conduire à la guerre civile.

La stabilité du Proche-Orient

Le 14 février 2005, 1200 kg de TNT pulvérisèrent la voiture blindée de l’ex-Premier ministre libanais, Rafic Hariri, le tuant, ainsi que 22 personnes et blessant deux cent autres. Quelques semaines plus tard, le Conseil de sécurité de l’ONU mettait sur pied une commission d’enquête internationale, puis en 2007, décidait de la création du Tribunal spécial pour le Liban (TSL).

C’est le premier tribunal anti-terroriste jamais créé par les Nations unies. Son succès ou son échec auront un impact à la fois non seulement sur l’avenir du Liban et sur la stabilité du Proche-Orient, mais aussi sur la capacité d’un tribunal onusien de juger – ou non – les actes de «terrorisme». C’est dire que l’expérience du TSL est suivie de près bien au-delà des frontières du Proche-Orient.

Un triple défi

Pour l’heure, le Tribunal spécial doit affronter un triple défi, à la fois, judiciaire, politique et sociétal. Juridiquement, il doit faire la démonstration que ses enquêteurs sont capables d’inculper non seulement les hommes de main de l’attentat contre Rafic Hariri, mais aussi les donneurs d’ordre.

A ce premier défi juridique s’en ajoute un autre: juger les coupables. Or, l’Etat libanais est notoirement faible. Le Tribunal spécial peut se trouver contraint – comme ses statuts l’y autorisent – à juger les accusés par défaut, si les autorités libanaises n’arrivent pas à appréhender les inculpés, car soit ceux-ci se trouvent au Liban, mais ils sont protégés par une puissante milice, soit ils sont dans un pays tiers qui refuse de coopérer avec le Tribunal. Or, un procès qui se tiendrait en l’absence de l’accusé est difficile à «vendre» aux Libanais et au monde arabe, car il donnerait l’impression d’être à sens unique, même si les droits de la défense sont garantis.

Une classe politique divisée

A ce défi juridique, s’ajoute le défi politique. Le TSL a besoin du soutien des autorités libanaises et de la classe politique. Or, cette dernière est divisée. Le chef druze, Walid Joumblatt, qui jadis était un ardent défenseur du Tribunal estime que celui-ci est devenu «une bombe à retardement».

Le Hezbollah considère que le Tribunal est une arme juridique destinée à l’assassiner. Il fait partie du gouvernement d’union nationale, et si certains de ses membres sont accusés, le parti de Dieu possède plusieurs options: il peut tenter de bloquer la quote-part du budget de l’Etat libanais alloué au Tribunal spécial, il peut essayer d’entraîner ses alliés afin de faire tomber le gouvernement, il peut encore essayer de mobiliser une majorité gouvernementale ou parlementaire pour bloquer la coopération avec le TSL, entamant du coup sa légitimité.

Quant au Premier ministre, Saad Hariri, fils de Rafic, il soutient le TSL, mais vient de faire volte-face: après que son mouvement ait accusé pendant 5 ans la Syrie d’avoir été l’instigatrice de l’attentat, il vient de déclarer que ces accusations étaient «politiquement motivées» et qu’il les retirait. Des déclarations qui ne sont pas étrangères au rapprochement saoudo-syrien et qui donnent l’impression que le Premier ministre libanais veut désormais orienter les enquêteurs du TSL loin de Damas.

Sur fond d’impunité généralisée

Le troisième défi est d’ordre sociétal. Comment rassurer les Libanais que les actes d’accusation du Tribunal spécial ne vont pas conduire à de nouveaux affrontements armés, comme l’affirme le Hezbollah? Comment encore convaincre une majorité de Libanais que le TLS contribue à la stabilité, constitue une dissuasion contre de nouveaux attentats et permet de briser l’impunité qui prévaut? C’est un vaste défi d’autant que le TLS existe sur fond d’impunité généralisée.

La guerre civile (145’000 morts, 17’000 disparus entre 1975-1990) s’était close sur une amnistie générale, alors que les chefs des milices d’antan sont encore aujourd’hui les figures de proue de la vie politique libanaise?

Le président du TSL, Antonio Cassese, figure emblématique de la justice internationale, veut calmer les appréhensions des Libanais: «Certains médias disent que le Tribunal mènera à la guerre civile. Je n’y crois pas. Mais même si les actes d’accusation provoquent des émeutes au Liban, la justice doit passer. Les amnisties générales précédentes n’ont jamais rien résolu au Liban. Loin d’offrir une solution, elles n’ont fait que prolonger les tensions et les haines en offrant un faux pis-aller».

Pas de paix sans justice? Un message qui reste difficile à faire passer dans une société aussi polarisée.

Pierre Hazan est journaliste et professeur. Il enseigne la justice postconflictuelle à l’Université de Genève et à l’Institut de hautes études internationales et du développement.

Il vient de publier: La justice contre la paix? Comment reconstruire un Etat avec les criminels de guerre, Editions. AVE, 2010

28 août 1991, le parlement libanais adopte la loi d’amnistie générale sur les crimes commis pendant la guerre civile (1975-1990).

14 février 2005, attentat contre Rafic Hariri, qui tue 22 autres personnes et en blesse plus de 200.

7 avril 2005, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 1595 qui crée la Commission d’enquête internationale indépendante.

14 mai 2007, le Premier ministre libanais écrit au Secrétaire général de l’ONU pour demander de soumettre d’urgence au Conseil de sécurité sa demande concernant la création du tribunal spécial.

30 mai 2007, adoption de la résolution 1757 qui décide de la création du Tribunal spécial pour le Liban (TSL) dont le mandat est de poursuivre les auteurs de l’attentat contre Rafic Hariri et des autres attentats qui lui seraient liés. Le TLS est un tribunal semi-international basé essentiellement sur le droit libanais, mais sans application de la peine de mort. Il siège à La Haye. L’ONU a désigné 11 juges, dont 4 Libanais.

En 2010, le budget du TSL s’élève à 55.4 millions de dollars. Contrairement aux autres tribunaux, la liste des donateurs n’est pas entièrement publique, certains pays exigeant la confidentialité, en particulier… l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes. Les autres donateurs sont notamment la France, les Etats-Unis, l’Italie, le Canada, la Grande-Bretagne…

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