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Le mythe fondateur du Kosovo remis en question

Le premier ministre du Kosovo, Hashim Thaci a comparé Dick Marty à Joseph Goebbels, chef de la propagande nazie. Keystone

Mardi, à Strasbourg, le sénateur Dick Marty soumettra à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe son rapport sur le trafic d’organes au Kosovo. Un document qui a suscité de vives réactions. Interview du journaliste Andreas Ernst, qui vit à Belgrade.

En décembre dernier, Dick Marty a publié un rapport explosif sur un présumé trafic d’organes au Kosovo, mené entre 1999 et 2000 sur des prisonniers de l’Armée de Libération du Kosovo (UCK). Ce «commerce» d’organes prélevés en Albanie, sur des prisonniers Serbes et des Kosovars Albanais, aurait impliqué des hauts responsables de l’UCK. Des personnalités qui, selon le rapport, sont toujours à la tête d’un vaste réseau criminel. Et auxquelles le premier ministre kosovar Hashim Thaci, ancien responsable de l’UCK, est étroitement lié.

En Albanie, comme au Kosovo, ce document a suscité de vives critiques. D’ailleurs, le sénateur lui-même a été choqué par les violentes réactions à son rapport, qui dénonçait également l’aveuglement de la communauté internationale face aux crimes commis.

Analyse de ces réactions avec le journaliste Andreas Ernst, expert des Balkans et correspondant pour la Neue Zürcher Zeitung (NZZ) et la NZZ am Sonntag.

swissinfo.ch: Comment expliquez-vous la virulence des réactions, qui proviennent du Kosovo, mais aussi d’Albanie et d’Albanais de Macédoine et de Suisse ?

Andreas Ernst: La plupart des Albanais ont pris connaissance du rapport uniquement au travers des médias. Et les médias albanais ont directement donné une image négative de ce document, comme de Dick Marty. En zone albanaise, celui-ci est perçu comme une personne qui hait les Albanais.

La semaine dernière, il a tenté de corriger cette vision, au cours d’une longue interview télévisée. Mais pour le moment, son image est mauvaise, et probablement qu’elle ne s’améliorera pas.

swissinfo.ch: Sur notre site Internet, nous avons reçu une part de commentaires très agressifs sur ce rapport. De quelle manière interpréter ces réactions?

A.E.: Avec son rapport, Dick Marty remet en question l’image très répandue que l’UCK a entrepris une guerre de libération. Dans l’imaginaire albanais, cette guerre est perçue comme juste et propre. Car il y avait un peuple de coupables, les Serbes et un peuple de victimes, les Albanais.

Cette conception fait partie intégrante du mythe fondateur du Kosovo. Et celui qui la remet en question, provoque toujours de violentes réactions.

Mais cette violence n’est pas propre aux Balkans. Il suffit de penser aux discussions sur le régime de collaboration de Vichy en France, ou aux vives réactions sur l’affaire des fonds juifs en Suisse. Ce n’est pas étonnant que les Kosovars réagissent aussi de cette manière. Ce qui est étonnant, c’est l’unanimité des réactions contre le rapport. Il y a très peu de voix dissonantes.

swissinfo.ch: Les opinions favorables au rapport n’ont-elles pas la possibilité de s’exprimer, sous prétexte que si elles le faisaient, elles remettraient le régime en question ?

A.E.: On doit en effet poser la question de la liberté d’expression au Kosovo. Celle-ci est garantie dans la constitution, mais en pratique, elle n’est pas vraiment respectée.

Les médias sont très fortement contrôlés politiquement et le Gouvernement a la mainmise sur les annonceurs. Ce qui signifie que beaucoup de médias communiquent en accord avec le Gouvernement.

Ainsi, au Kosovo règne le conformisme. Si quelqu’un remet en question le canon dominant sur des thèmes nationaux, il sera très rapidement taxé de traitre.

swissinfo.ch: N’existe-il personne au Kosovo, qui croit, au moins en partie, au rapport de Dick Marty ?

A.E.: Il y a bien sûr des gens qui croient, du moins en partie, au rapport. Beaucoup de personnes savent que l’UCK a aussi tué des Albanais. Mais à l’heure où le Kosovo est sous pression, on se serre les coudes. Non seulement par solidarité, mais aussi par conformisme et crainte.

Ce qui existe et a toujours existé, c’est une très forte critique d’Hashim Thaci. Mais celle-ci n’est pas basée sur la guerre passée ou sur les reproches que fait Dick Marty dans son rapport. Elle concerne surtout la généralisation de la corruption.

swissinfo.ch: Pour quelles raisons n’entend-t-on presque aucune voix émanant de la minorité serbe au Kosovo?

A.E.: Les Serbes du sud, cernés par des régions à colonisation albanaises, essaient de s’accommoder de l’Etat kosovar. Ils se tiennent à carreau et se taisent.

Les Serbes du nord, dont les villages jouxtent directement la Serbie, ne s’opposent pas seulement à Hashim Thaci, mais à l’Etat kosovar en général. Ils adoptent la même position que la Serbie, qui considère qu’en réalité tout a déjà été prouvé.

swissinfo.ch: Mardi, le Conseil de l’Europe débattra à Strasbourg du rapport de Dick Marty. A quelles réactions est-ce que l’on doit s’attendre au Kosovo si le rapport devait être adopté?

A.E.: Une adoption serait perçue comme une victoire de la partie pro-serbe. Mais les Kosovars seront toujours ouvert à une enquête pour faire la clarté sur les faits reprochés à Hashim Thaci. Ce dernier l’a d’ailleurs mentionné à plusieurs reprises.

swissinfo.ch: Ainsi, le Kosovo ou du moins ses citoyens ont intérêt à ce qu’une enquête soit menée sur les faits reprochés ?

A.E.: Absolument. Excepté les coupables, tout le monde a intérêt à ce qu’une enquête soit menée.

Mais si l’enquête devait s’écrouler en raison du manque de protection des témoins, cela serait un développement très négatif. Car au Kosovo, comme dans tous les pays des Balkans, il faut faire attention à ne pas nourrir de préjugés collectifs. Et dans le cas de crimes de guerres, à ne pas parler de coupables au sens collectif.

Pour la population de ces pays, il est très important que les coupables soient individualisés, pour encourager la réconciliation à long terme entre ces régions.

Parmi les kosovars qui ont passés quelques années en Suisse, on retrouve Hashim Thaci, actuel premier ministre du Kosovo et cofondateur dans les année 90 de l’Armée de Libération du Kosovo (UCK). Les autorités suisses lui ont octroyé l’asile politique et il a vécu entre 1994 et 1998 dans la région de Zurich.

Comme l’a révélé dimanche la SonntagsZeitung, on retrouve aussi Azem Syla et Kadri Veseli, deux personnalités de la scène politique kosovare, très proches d’Hashim Thaci. Et qui disposent toujours d’un permis de travail suisse de catégorie C (autorisation d’établissement en Suisse).

 

Azem Syla, ancien commandant de l’UCK et actuellement parlementaire à Pristina, a été préalablement en charge du ministère de la Défense. Kadri Veseli quant à lui est l’ancien chef du Service d’information du Kosovo (SHIK), la police politique du Parti démocratique du Kosovo (PDK) d’Hashim Thaci. Tous les deux auraient participé en 1999 au trafic d’organes humains.

L’Office fédéral des migrations veut maintenant ouvrir une enquête pour vérifier si les deux hommes satisfont aux critères prévus pour la garde du permis C. Celui-ci est normalement accordé aux personnes qui vivent et travaillent durant la majeure partie de l’année en Suisse.

L’ancienne province serbe du Kosovo s’est déclarée indépendante le 17 février 2008.

Le gouvernement suisse a reconnu le Kosovo le 27 février 2008. Il a été l’un des premiers à le faire.
 
Près de 170’000 Kosovars vivent en Suisse, qui est aussi l’un des premiers pays donateurs de la République pour permettre sa reconstruction après la guerre.

Après la 2e Guerre mondiale

, la province du Kosovo a bénéficié d’un statut d’autonomie. Ce statut a été ancré en 1974 dans la Constitution de la Fédération yougoslave.

En 1989, le président serbe Slobodan Milosevic annule le statut d’autonomie et envoie l’armée au Kosovo pour faire cesser les protestations.

En 1998, des dizaines de milliers de Kosovars abandonnent leur maison suite à une offensive menée par Belgrade contre l’Armée de libération du Kosovo (UCK).

En 1999, l’OTAN bombarde la Serbie pour mettre fin au conflit entre les forces serbes et les indépendantistes albanophones. Après deux mois et demi, 50’000 soldats de l’OTAN sont stationnés au Kosovo. La province est placée sous l’administration de l’ONU.

En 2007, le leader séparatiste Hashim Thaci remporte les élections parlementaires et annonce que l’indépendance du Kosovo sera prochainement proclamée.

Le 17 février 2008, le Parlement du Kosovo proclame l’indépendance. La Suisse la reconnaît dix jours plus tard.

Traduction et adaptation de l’allemand: Laureline Duvillard

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