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Un accord atomique pour faire contrepoids à Berlin

La France et le Royaume-Uni veulent collaborer notamment dans le domaine des sous-marins. Reuters

La France et le Royaume Uni ont conclu un partenariat accru dans le domaine militaire. L’expert suisse en stratégie Albert A. Stahel s’exprime sur les dessous de cette collaboration ainsi que sur l’avenir de l’armée suisse. Interview.

Le Royaume-Uni et la France ont donné mardi dernier à Londres le coup d’envoi à un partenariat en matière de défense, largement dicté par les effets de la crise sur leurs budgets. Selon les agences de presse, ce resserrement des liens prévoit la création d’un laboratoire d’essais nucléaires et d’une force militaire commune.

Le Premier ministre David Cameron et le président Nicolas Sarkozy ont paraphé deux traités. Ils consacrent l’ouverture, selon les mots du Britannique, d’«un nouveau chapitre» dans les relations entre les deux anciens «ennemis héréditaires» du Vieux Continent.

A l’image de ces deux pays, nombre d’Etats réexaminent, sinon leur politique, tout du moins les moyens de la mener. La Suisse ne fait pas exception à la règle. Pour en savoir plus, swissinfo.ch s’est entretenu avec le spécialiste Albert A. Stahel, directeur de l’Institut des études stratégiques de Wädenwil.

swissinfo.ch: La France et le Royaume-Uni veulent intensifier leur collaboration militaire pour des raisons de coûts. Qu’en pensez-vous?

Albert A. Stahel: Les coûts sont certainement un argument. Mais j’en vois encore un autre: ces deux Etats sont les deux seules puissances nucléaires en Europe occidentale. Il est donc logique que ces deux pays collaborent.

Peut-être la France et le Royaume Uni veulent-ils aussi faire un contrepoids à l’Allemagne, la plus grande puissance économique d’Europe. L’Allemagne est très active au niveau politique, très influente et de plus en plus intéressée par de bonnes relations avec la Russie.

Ces derniers temps, ce pays se tourne de plus en plus vers l’Est et également vers la Chine. Il s’agit d’une nouvelle orientation que l’on n’a pas encore correctement perçue chez nous.

swissinfo.ch: Dans ces deux pays, l’arme nucléaire est un peu comme une vache sacrée que l’on ne touche pas. On le voit à la façon dont la France est fière de sa «force de frappe». Dans ces conditions, un échange plus intensif avec le Royaume-Uni est-il possible?

A.S.: D’un côté, il s’agit effectivement du développement de nouvelles têtes nucléaires et, d’un autre côté, du développement de nouveaux missiles de protection pour les sous-marins. Une collaboration dans le domaine technique est judicieuse.

Mais les autorisations d’engagement restent strictement séparées. Chez les Français, c’est le président qui décide et chez les Britanniques le Premier ministre.

swissinfo.ch: Pourriez-vous imaginer une telle collaboration militaire pour la Suisse?

A.S.: Pas pour le moment. Il y a comme obstacle d’une part l’orientation politique, c’est-à-dire la neutralité, et d’autre part notre système, c’est-à-dire l’armée de milice. Ce sont des facteurs qui compliquent l’établissement avec d’autres pays d’une collaboration telle que celle conclue entre la France et le Royaume-Uni.

swissinfo.ch: La Suisse pourrait-elle collaborer avec d’autres pays neutres comme l’Autriche ou la Suède?

A.S.: L’armée suisse travaille aussi au niveau international. Elle exploite des places d’entraînement pour les troupes avec l’Autriche et la Suède. Ce sont des rapports que nous avions déjà entretenu au temps de la Guerre froide. Et ceux-ci se sont même intensifiés au cours des dernières décennies.

Mais le fait que nous formions des troupes d’interventions susceptibles d’être envoyées n’importe où dans le monde est pour l’heure inconcevable.

swissinfo.ch: En Suisse aussi, l’armée se trouve sous une énorme pression budgétaire. Ne pourrait-on pas économiser de l’argent grâce à une association avec d’autres Etats?

A.S.: L’armée suisse doit avant tout économiser dans l’infrastructure, les bâtiments, la logistique, etc. Les Etats étrangers ne peuvent guère y contribuer.

Ces dernières années, nos casernes ont par exemple été passablement négligées. Mais dans le domaine de l’armement, nous avons déjà fait quelque chose. Je pense aux blindés ou aux chars de combat. Ce sont des produits étrangers que nous fabriquons en collaboration sous licence et que nous avons fait évoluer. On peut aussi imaginer qu’il en sera de même avec le prochain avion de combat – pour autant qu’il y en ait un jour un.

Autrefois, nous avons collaboré exclusivement avec l’Ouest, c’est-à-dire l’OTAN. Mais cela pourrait changer à l’avenir.

swissinfo.ch: A quelles menaces sommes-nous confrontés?

A.S.: Le domaine classique, que nous ne devons pas négliger, ce sont les catastrophes en Suisse. En fait partie le soutien aux autorités civiles. Vient ensuite la protection des infrastructures face à des possibles attaques terroristes.

swissinfo.ch: Le terrorisme est un défi auquel il faut aujourd’hui faire face. Par exemple, il y a eu tout récemment ces colis piégés adressés aux gouvernements européens depuis la Grèce.

A.S.: Oui, c’est très intéressant. On parle de terrorisme provenant des mouvements islamiques. Mais par le passé, il a aussi existé d’autres terrorismes en Europe: l’IRA, l’ETA, les Brigades rouges, le groupe Baader-Meinhof.

Et maintenant, nous sommes confrontés à des mouvements qui n’ont absolument rien à voir avec l’islam mais qui ont, comme en Grèce, des causes économiques.

swissinfo.ch: La Suisse est-elle un peu moins menacée du fait qu’elle ne fait pas partie de l’OTAN et qu’elle n’est pas engagée en Irak ou en Afghanistan?

A.S.: La Suisse s’est heureusement tenue à l’écart de toute la problématique afghane. Elle est donc moins directement impliquée et moins une cible pour des organisations telles qu’Al Quaïda. En effet, celles-ci se concentrent sur des Etats engagés en Afghanistan.

En Suisse règne le principe de non interventionnisme dans les autres Etats et de non participation à des guerres. Pendant des siècles, nous avons appris que le service étranger représentait une charge, notamment pour la société et la politique. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes tenus à l’écart de ces choses depuis 1848.

Simulation. Paris et Londres ont décidé de simuler, à partir de 2014, le fonctionnement de leur arsenal atomique dans un même laboratoire implanté près de Dijon. Un centre de recherche sera en parallèle ouvert aux spécialistes des deux pays dans le sud-est de l’Angleterre.

Force commune. En outre, les deux pays ont annoncé la création dès 2011 d’une «force expéditionnaire commune» de plusieurs milliers d’hommes. Elle ne sera pas permanente comme la brigade franco-allemande mais mobilisable pour des opérations extérieures bilatérales ou sous les couleurs de l’OTAN, de l’ONU ou de l’Union européenne.

Porte-avions. Paris et Londres ont aussi convenu de partager, à partir de 2020, leurs deux porte-avions, de mutualiser l’entretien du futur avion de transport A400M et l’entraînement de ses pilotes et de fédérer leurs industries en matière de drones et de missiles.

Source: agences

Sciences po. Né en 1943, Albert A. Stahel obtenu son doctorat de sciences politiques en 1979, avec un accent particulier mis sur les études stratégiques.

De 1979 à 2006, il a enseigné à l’université de Zurich ainsi qu’à l’Ecole polytechnique de Zurich.

Depuis 2006, il est directeur de l’Institut pour les études stratégiques de Wädenswil et vice-président du Forum «Suisse humanitaire».

Ses domaines de prédilection sont notamment: les armes ABC, la criminalité organisée, le terrorisme, les conflits asymétriques, les conflits contemporains, la résolution des conflits et les interventions humanitaires. Ses recherches l’ont conduit à séjourner en Afghanistan, en Chine, au Pakistan, en Russie et aux Etats-Unis.

(Traduction de l’allemand: Olivier Pauchard)

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