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Qui règne sur la liberté d’expression?

«Censurée et interdite», clame le masque apposé sur le visage de la «fille sans peur», la statue qui fait face au taureau de Wall Street, devant la bourse de New York. On y distingue les logos des géants américains du numérique. Keystone / John Angelillo

Après les événements sanglants du Capitole et le blocage de l’ancien président américain par Twitter, Facebook et Youtube se pose la question du renforcement de la démocratie et du pouvoir des géants de la technologie. Les premières approches de solutions viennent des États-Unis, d’Europe et de Suisse.

Encouragée par le perdant de l’élection en personne, la manifestation du Capitole à Washington visait à empêcher la proclamation de la victoire de son successeur élu Joe Biden. Le blocage des comptes de l’agitateur par les géants de la technologie Twitter, Facebook et Youtube a montré clairement que le contrôle de la liberté d’expression est devenu un enjeu majeur pour le pouvoir.

Ce qui se joue ici, ce n’est rien moins que l’avenir de la démocratie, déclare au magazine suisse en ligne persoenlich.comLien externe Dirk Helbing, professeur de sciences sociales informatiques à l’École polytechnique fédérale de Zurich: «Si la société civile pluraliste ne prend pas le dessus, c’est la fin de la démocratie. Nous devons résoudre nos problèmes par un concours d’idées, pas par la violence ou par des mesures totalitaires».

La boîte de Pandore

Comment en est-on arrivé là? En 1996, le Congrès américain adopte un complément au premier amendement de la Constitution des États-Unis, qui garantit la liberté d’expression. L’article 230 du «Communications Decency Act» (loi sur la décence des communications) garantit l’immunité aux géants de l’Internet pour tous les contenus que les utilisateurs publient sur leurs plateformes. En bref, il s’agit d’une clause de non-responsabilité.

La boîte de Pandore est ouverte. Vont en sortir des contenus de toutes sortes, publiés sans limites sur la toile, comme le relève la politologue suisse Adrienne Fichter, spécialisée dans les questions de politique du Net.

Réglementation aux États-Unis

La solution résiderait-elle – et cela nous ramène au présent – dans une modification ou dans la suppression de ce «blanc-seing» accordé aux géants de la toile?

«Oui», répond l’auteur américain Stephen Hill, ancien directeur du Center for Humane Technology. Il est temps de prendre un nouveau départ, écrit-il dans un essaiLien externe sur le site Zocalo Public Square.

  • «Privatisation de la démocratie»: dans les démocraties libérales, le contrôle de la liberté d’expression revient pour une grande part aux géants de la technologie.
  • Facteur de pouvoir: ce qui se passe sur les plateformes en ligne a des conséquences dans la vie réelle.
  • Facilité: les géants de l’Internet agissent de manière globale, mais sans réglementation globale.
  • David contre Goliath: les États qui veulent réglementer l’activité des géants doivent le faire de manière bilatérale.
  • «Capitalisme de surveillance»: les entreprises privées du Net n’ont rien à voir avec la démocratie ou la liberté d’expression. Les seules choses qui les intéressent sont les données des utilisateurs et les recettes publicitaires.
  • Reprendre la main: les États doivent fixer les règles du jeu. Sinon, le système d’information qui doit constituer la «circulation sanguine de la démocratie» sera complètement déconnecté et utilisé ou détourné à d’autres fins.

L’abrogation par le Congrès de la «loi obscure» ne serait certes pas la panacée, «mais elle rendrait les géants du Net plus conscients de leurs responsabilités, plus réfléchis, et aussi potentiellement punissables pour ce que leurs contenus toxiques ont de pire, y compris les choses illégales, comme la pornographie enfantine», juge Stephen Hill.

À l’intérieur du Capitole ce 6 janvier 2021, des miliciens d’extrême-droite célèbrent leur assaut contre le temple de la démocratie américaine. Il faudra des heures pour faire évacuer les lieux. Saul Loeb / AFP

Il plaide pour que le gouvernement américain serre la bride aux géants du numérique, comme il l’a fait auparavant pour les compagnies de téléphone, de chemin de fer et de production d’énergie. Concrètement, il demande que les mesures suivantes soient prises:

  • Les activités commerciales de Facebook & Co doivent être soumises à une licence numérique, qui définit des règles et des prescriptions précises.
  • Les entreprises d’Internet doivent d’abord demander la permission de leurs utilisateurs avant de collecter quelque donnée que ce soit.
  • Que l’on stoppe l’hyper ciblage personnalisé, des contenus comme des publicités.
  • Que l’on brise l’oligopole des géants de la technologie et que l’on fragmente l’offre en de nombreux réseaux plus petits.

C’est justement sur ce dernier point que Marietje Schaake voit une nécessité d’agir. «Les entreprises technologiques sont trop puissantes, surtout la poignée d’acteurs géants qui exploitent les réseaux sociaux et les moteurs de recherche» note la présidente du Cyber Peace Institute de Genève et directrice de la politique internationale au Cyber Policy Center de l’Université de Stanford.

«Ils sont capables de faire bouger non seulement des masses de consommateurs, mais aussi des masses d’électrices et d’électeurs. Il faut maintenant s’attaquer à ce pouvoir», dit-elle dans une interview (en anglais) à swissinfo.ch. La Néerlandaise se dit aussi favorable à une réglementation analogue à celle des banques, des entreprises pharmaceutiques ou de l’industrie automobile.

«D’une part, il faut que les entreprises se voient imposer des obligations et des normes claires, et de l’autre, les organes de surveillance et les autorités de régulation doivent pouvoir imposer des sanctions sérieuses en cas de violation. Ces organismes doivent avoir à la fois le savoir-faire et le pouvoir, et aussi la capacité de faire appliquer les mesures et d’enquêter sur ce qui se passe», plaide Marietje Schaake.

Une approche plus globale

Contrairement à Stephen Hill, Claire Wardle, de First DraftLien externe, une initiative mondiale contre la désinformation, n’attend pas grand-chose de la suppression des paragraphes sur l’exclusion de responsabilité. «Sans une telle protection, les plateformes pourraient être amenées à supprimer aussi bien les informations vraies que les fausses, explique-t-elle à swissinfo.ch. Au lieu de nous focaliser sur la suppression des fausses informations, nous devrions davantage nous demander pourquoi les gens les publient et les diffusent».

Pour Claire Wardle, l’État devrait promouvoir «un environnement de l’information plus sain», en soutenant les fournisseurs de contenus locaux. «Comme les médias locaux meurent, de plus en plus de gens se ruent sur les réseaux sociaux pour y trouver des informations».

Elle n’en estime pas moins qu’une solution globale est possible. «L’ONU a établi des normes pour protéger la liberté d’expression, et de nombreuses plateformes les suivent. Donc, il devrait être possible d’avoir un mécanisme mondial pour régler la responsabilité des entreprises».

Dynamique européenne

Fin 2020, la Commission de Bruxelles – l’Exécutif de l’Union européenne – a présenté son projet de loi sur les services numériques, qui doit responsabiliser davantage les géants de l’Internet. Le texte repose sur le principe qui veut que ce qui est interdit dans le monde réel doit l’être aussi dans le cyberespace.

La spécialiste du numérique Adrienne Fichter y voit une innovation: «Cette loi apporterait un traitement uniforme, selon des procédures définies et institutionnelles. Avec des points de contact, des délais contraignants et la possibilité de saisir les tribunaux nationaux.»

Mais Adrienne Fichter signale que Google a déjà annoncé son opposition farouche à ce plan de régulation.

La Suisse a sa propre approche de la régulation

Comme dans la plupart des pays, en Suisse, le gouvernement a jusqu’ici misé sur l’autorégulation. Mais la Berne fédérale ne reste pas inactive. «L’administration est en train de clarifier dans quelle mesure une approche suisse de la gouvernance des plateformes en ligne est nécessaire et possible», écrit l’Office fédéral de la communication (OFCOM) en réponse à swissinfo.ch.

Sur la base d’un document de 2019, les autorités examinent actuellement dans quelle mesure l’utilisation de l’intelligence artificielle, respectivement d’algorithmes par les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux influencerait la formation de l’opinion publique et de la volonté des citoyens. Mais la publication du rapport n’est pas attendue avant la fin de cette année au plus tôt, précise l’OFCOM.

Ce que l’Office fédéral peut dire pour le moment, c’est que le rapport à venir n’examinera pas «en première ligne la nécessité d’un alignement du droit suisse sur le droit européen, mais celle d’une approche suisse de la gouvernance».

(Traduction de l’allemand: Marc-André Miserez)

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