La société a-t-elle besoin de quotas?
Indispensables pour les uns, nuisibles pour les autres, les quotas suscitent régulièrement la polémique. Pour le politologue suisse Nenad Stojanović, ils peuvent améliorer la situation de groupes de population sous-représentés dans les institutions ou la société. Mais pour être efficace, un système de quotas devrait éviter toute forme de rigidité.
Présence des femmes dans les hautes sphères des entreprises ou en politique, représentation des minorités linguistiques ou ethniques : les quotas présentent souvent autant d’avantages que d’inconvénients. Dans un ouvrage récent – Dialogue sur les quotas. Penser la représentation dans une démocratie multiculturelle – Nenad Stojanović plaide pour des solutions souples.
Originaire de Bosnie-Herzégovine, Nenad Stojanović vit en Suisse depuis 1992.
Il a étudié les sciences politiques à Genève, Paris, Londres, Montréal et Zurich, où il a obtenu son doctorat.
Après avoir travaillé comme journaliste et au sein de l’Administration fédérale, il se consacre à la recherche scientifique depuis 2004. Il travaille au Centre pour la démocratie d’Aarau, mais donne aussi régulièrement des cours dans les Universités de Sarajevo, Fribourg, Zurich et Lausanne.
Il est également engagé au niveau politique. Il a siègé comme député socialiste au sein du Parlement du canton du Tessin.
swissinfo.ch: En Suisse, les différents groupes linguistiques sont représentés au Parlement en fonction de leur poids démographique. Peut-on déjà parler de quota?
Nenad Stojanović: Oui, mais dans le sens plus large du concept. Stricto sensu, un quota consisterait à réserver un certain nombre de sièges à une minorité linguistique. Or en Suisse, aucun groupe linguistique ne bénéficie d’un quota en tant que groupe linguistique.
Chaque circonscription, en l’occurrence chaque canton, dispose d’un certain nombre de sièges. Si les Tessinois, par exemple, ont huit sièges à la Chambre basse et deux à la Chambre haute, ce n’est pas parce qu’ils sont de langue italienne, mais parce qu’ils sont issus d’un canton qui a droit à ce nombre de sièges.
Nous sommes ici déjà entrés dans ce qui constitue la solution du dilemme des quotas. Les quotas rigides et formels ont beaucoup d’inconvénients et il faut donc trouver des mécanismes indirects. C’est le cas avec les cantons, qui permettent de fixer une règle, mais sans reconnaître une communauté linguistique.
swissinfo.ch: Mais qu’est-ce qu’il y aurait de mal à réserver des sièges à une communauté linguistique?
N. S. : Si on fixe la langue, on entre vite dans un discours essentialiste. Une personne est-elle suffisamment francophone, germanophone ou italophone? C’est le cas lorsque des politiciens bilingues, mais d’origine alémanique, sont candidats pour représenter le canton de Fribourg, majoritairement francophone, au gouvernement fédéral. On assiste alors parfois à des débats qui sont à la limite d’un racisme linguistique.
Remarquez au passage qu’il n’existe aucune règle formelle concernant la composition du gouvernement. Mais de facto, il est impensable d’avoir un gouvernement exclusivement composé de germanophones. Nous sommes donc là dans le domaine des quotas informels, car il n’existe pas d’obligation formelle à tenir compte de la diversité linguistique du pays.
swissinfo.ch: Dans de nombreux pays, les femmes sont peu représentées en politique. Comment les favoriser, si ce n’est par des quotas?
N. S. : La question des femmes est particulière, car on ne peut pas utiliser des mécanismes indirects que je privilégie pour les communautés linguistiques. Il est évidemment impossible de résoudre la question des femmes au travers d’une circonscription électorale.
Mais cela ne veut pas dire qu’un quota représente l’unique solution. Il y a d’autres moyens. Par exemple, la France a édicté une loi sur la parité qui oblige les partis à présenter le même nombre d’hommes et de femmes sur leurs listes, sous peine de devoir payer une amende. C’est une incitation. Le choix est garanti, mais la liberté de vote demeure. Cette mesure a permis d’améliorer la situation en France.
swissinfo.ch: Lorsque l’on pense aux quotas, on pense souvent aux Etats-Unis.
N. S. : Oui, mais c’est une conception erronée. Aux Etats-Unis, il n’existe pas de quotas au niveau politique. Le quota en tant que mot et concept y est même tabou.
Pour améliorer la représentation des minorités, les Américains préfèrent travailler en amont, au niveau de l’éducation, par le biais de ce que l’on appelle une discrimination positive. Les universités peuvent avantager des communautés défavorisées historiquement. Mais cette politique reste controversée. La tendance la plus récente, c’est d’accepter ces discriminations positives si elles ne sont pas trop explicites.
La France explore également cette piste en privilégiant des jeunes venant de Zones d’éducation prioritaires [quartiers défavorisés où l’Etat fournit des moyens supplémentaires pour l’éducation, NDLR]. En fait, sans le dire ouvertement, on utilise ce détour pour améliorer la représentation des minorités ethniques dans les Hautes Ecoles.
On trouve quelques exemples de quotas formels en Suisse, principalement au niveau des cantons et des communes.
Ainsi, dans le canton de Berne, majoritairement germanophone, des sièges sont explicitement réservés à la minorité francophone au sein du gouvernement et du parlement cantonal.
Autre exemple, en avril 2013, le parlement de la ville de Zurich a accepté une motion demandant un taux de 35% de femmes parmi les cadres de l’administration communale (il est actuellement de 17%).
Le 6 novembre 2013, le gouvernement fédéral a présenté des Directives sur la représentation des communautés linguistiques et des sexes dans les organes de direction d’une vingtaine d’entreprises proches de la Confédération. D’ici fin 2020, le taux de femmes devra y atteindre 30% et celui des communautés linguistiques devra être équivalent à leur poids démographique (allemand: 65,5%, français: 22,8%, italien: 8,4% et romanche: 0,6%).
Mais les demandes de quotas ne concernent pas exclusivement les questions de sexe et de langue. En septembre, le député Luc Barthassat a déposé une motion visant une modification de la Loi sur la radio et la télévision, afin que les radios soient obligées de diffuser un minimum de 25% de musique suisse.
swissinfo.ch: N’est-ce pas un peu hypocrite?
N. S. : Ce n’est pas de l’hypocrisie, mais une stratégie intelligente pour parvenir au but recherché, c’est-à-dire une meilleure représentation de la société dans sa diversité, tout en évitant les effets pervers d’un système de quotas rigide.
swissinfo.ch: Et quels sont ces effets pervers?
N. S. : Il y a quelque chose de problématique dans l’idée même de la démocratie représentative si vous réservez des sièges à une catégorie. On part du présupposé que des hommes ne peuvent pas représenter des femmes, des catholiques des protestants ou des Alémaniques des Romands. Si l’on pousse cette idée à l’extrême, personne ne peut plus alors représenter personne.
Il y a aussi un problème au niveau de la liberté des individus. Chaque citoyen a plusieurs identités: sexe, langue, religion, idées… Réduire toute cette pluralité à un seul critère d’identification peut nuire à la liberté d’une personne à s’auto-définir.
swissinfo.ch: Quelle est donc la meilleure solution, selon vous?
N. S. : Il faut essayer tous les moyens à disposition – système électoraux, fédéralisme, quotas dans les listes – pour garantir un certain équilibre de la représentation des institutions, mais sans utiliser de quotas rigides.
Mais s’il faut vraiment les utiliser, par exemple pour mettre un terme à une guerre civile en assurant à toutes les parties une représentation dans le gouvernement, il convient de veiller à ne pas figer les mécanismes, car il est ensuite très difficile de les modifier, même si la situation a changé.
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