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Les leçons d’un nuage de cendres anxiogène

Les phénomènes naturels ont toujours perturbé l'activité humaine. Francois Valentyn, 1725

Espace aérien paralysé, voyageurs bloqués, échanges commerciaux gelés. Quelle image de la société se reflète dans le miroir cendré que nous a tendu le volcan islandais? L’avis de deux spécialistes, l’une en anthropologie de la catastrophe, l’autre en étude des risques.

Mitch en 1998, Katrina en 2005. Au moins les ouragans ont-ils le mérite de porter des noms prononçables. Ce n’est pas tout à fait le cas du volcan islandais Eyjafjöll.

Et pourtant plus aucun Européen moyen, en transit de surcroît, n’ignore son nom. Depuis plus d’une semaine, les cendres qu’il crache se répandent en nuage, paralysant le trafic aérien.

Or les avions cloués au sol sont un symbole fort, souligne Andrea Boscoboinik. Anthropologue spécialisée dans la thématique de la catastrophe, elle y voit une explication de l’ampleur qu’a pris l’événement au fil des jours.

«En règle générale, il n’y a pas un seuil précis à partir duquel on commence à parler de catastrophe. Dans le cas présent par exemple, il n’y a pas de mort, comme cela avait été le cas en Amérique centrale avec Mitch. Mais les conséquences sur l’organisation de la société, au niveau économique par exemple, sont importantes. D’où un fort intérêt des médias. Or les catastrophes existent à partir du moment où on en parle. Elles sont construites», analyse-t-elle.

Vulnérabilité technologique

Pour la chercheuse de l’Université de Fribourg, spécialisée dans la «déconstruction» des catastrophes, l’expression de «catastrophe naturelle» est donc un non sens. «A l’origine, il y a un phénomène naturel, qui peut certes être amplifié en raison de l’activité humaine – par exemple le bétonnage des zones humides du Mississipi lors de Katrina. Mais c’est lorsque les conséquences de ce phénomène affectent l’être humain que la situation est considérée comme catastrophique», explique Andrea Boscoboinik.

A ses yeux, la fermeture de l’espace aérien européen et les réactions qu’elle a suscitées sont donc intéressantes à plusieurs égards parce qu’elles en disent long sur le rapport que notre société entretient avec la nature et la technique. A commencer par l’idée que la seconde permet de dominer la première.

«Lors du tsunami ou du séisme à Haïti, on a beaucoup entendu dire que la nature s’acharnait sur les plus pauvres. Avec cette crise, on voit que, contrairement à une idée reçue, la nature peut aussi mettre en échec une société technologique comme la nôtre. La vulnérabilité n’est pas liée seulement à la précarité matérielle. Elle peut aussi l’être à la dépendance envers la technologie. Souvenez-vous par exemple du bug de l’an 2000», rappelle Andrea Boscoboinik.

Globalisation du risque

Autre leçon intéressante, selon elle: le risque s’est aujourd’hui globalisé. Mis en évidence par les anthropologues dès les années 1980, ce constat est partagé par Valérie November, géographe et fondatrice du groupe d’étude de la spatialité des risques de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).

«Tout le monde a consulté Internet pour voir comment le volcan fume. Tout le monde connaît quelqu’un qui est resté bloqué dans une gare ou un aéroport. Cet événement nous révèle notre très grande interconnexion, sociale, économique et politique. Il montre également qu’on est dépendant de systèmes techniques, qui sont eux aussi fortement interconnectés. C’est typique de notre société de modernité avancée», note-t-elle.

A ce propos, elle estime d’ailleurs que, contrairement aux critiques qui sont formulées depuis quelques jours dans les médias, la situation a été plutôt bien gérée. Et ceci grâce notamment aux exercices de simulation qui font partie intégrante de la gestion du risque en Occident. «On est dans des registres de prévention beaucoup plus poussés qu’ailleurs. Même si c’est vrai qu’ensuite, on ne gère pas très bien l’imprévu, mon impression est plutôt que l’Union européenne s’en est bien sorti», évalue Valérie November.

Quête du bouc émissaire

Qu’il survienne une phase de critiques à l’égard de ceux qui ont dû gérer la situation est cependant tout à fait normal, souligne Andrea Boscoboinik. «Un scénario en trois mouvements se répète pour presque toutes les catastrophes: en premier, on a les morts et les dégâts, puis on cherche à expliquer ce qui se passe en recourant aux experts, et enfin, on cherche des coupables, là aussi du côté des experts, ou des autorités», détaille-t-elle.

Dans ce contexte, l’anthropologue observe que la logique du bouc émissaire est à l’œuvre aujourd’hui comme au Moyen Age. «Lors des épidémies de peste en Europe, on a accusé les juifs d’empoisonner les puits. Après Mitch, l’église a rejeté la faute sur certaines classes de la population qu’elle accusait de vivre de manière immorale. L’instrumentalisation de la catastrophe a parfois des effets sur le plan politique, comme par exemple en France lors de la canicule de 2003», analyse-t-elle.

Et que penser du discours écologique? Sans se prononcer sur l’aspect scientifique, l’anthropologue constate simplement qu’une peur chasse l’autre. Les craintes quant aux conséquences du réchauffement climatique ont ainsi remplacé la peur de la bombe atomique ou la peur du sida, qui avaient marqué les esprits ces dernières décennies.

Des craintes qui peuvent aussi avoir un effet préventif, et par là un impact positif, relève pour sa part Valérie November. Comme c’est d’ailleurs aussi le cas à plus long terme pour certaines catastrophes. «Elles mettent en évidence les problèmes de coordination et permettent de les améliorer. Cela a été le cas après le tsunami par exemple. Concernant la crise actuelle, elle montre que les entreprises de transport vont devoir élaborer des modes de collaboration plus étroits.»

Carole Wälti, swissinfo.ch

Le volcan islandais Eyjafjöll, situé à 120km à l’est de la capitale Reykjavik, est entré en éruption le 20 mars dernier après plus de 20 ans de sommeil. Cette première éruption a cessé après trois semaines

Le 14 avril dernier, une deuxième éruption dix fois plus violente s’est produite, forçant les autorités à évacuer plusieurs districts aux alentours du volcan.

Situé sous le cinquième glacier d’Islande (l’Eyjafjallajökull), l’Eyjafjöll provoque généralement des tremblements de terre et des inondations lorsqu’il entre en éruption.

Un gigantesque nuage de fumée et de cendres a en outre été projeté dans l’atmosphère.

Paradoxalement, l’Islande a été épargnée. Poussées par le vent, ce nuage s’est dirigé vers le nord du continent européen qu’il a atteint jeudi dernier.

Ce type de nuage constitue un risque majeur pour l’aviation civile, car les cendres peuvent endommager les moteurs et le fuselage des avions à cause de leur effet abrasif. La visibilité peut en outre se trouver largement réduite.

Historiquement, les éruptions du volcan Eyjafjöll ont souvent réveillé le volcan voisin Katla, considéré comme beaucoup plus dangereux. Endormi depuis 1918, Katla est désormais étroitement surveillé par les scientifiques.

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