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Le salaire minimum, une mesure aux effets très variables

La restauration est après le commerce de détail le secteur qui affiche la plus grande concentration de bas salaires en Suisse. Thomas Kern / swissinfo.ch

L’idée d’introduire un salaire minimum fait son chemin en Suisse. La mesure est toutefois controversée et les études internationales ne permettent pas d’y voir beaucoup plus clair. Yves Flückiger, directeur de l’Observatoire international de l’emploi de Genève, en explique les raisons.

Le Parlement traitera le sujet dans un avenir proche et le peuple suisse devrait se prononcer au plus tôt l’an prochain. Mais l’initiative populaire «Pour la protection de salaires équitable (initiative sur les salaires minimums)» provoque déjà d’âpres débats.

Le texte prévoit l’introduction d’un salaire minimum légal de 22 francs de l’heure. Cela équivaudrait à un salaire mensuel d’environ 4000 francs pour un plein temps. Le montant doit être «indexé régulièrement sur l’évolution des salaires et des prix, dans une mesure qui ne peut être inférieure à l’évolution de l’indice des rentes de l’assurance-vieillesse et survivants».

Par ailleurs, le principe de l’instauration d’un salaire minimum légal a été approuvé récemment par les citoyens jurassiens et neuchâtelois (voir encadré ci-dessous), alors que la question est pendante dans deux autres cantons.

L’augmentation du salaire minimum de 7,25 à 9 dollars de l’heure est l’un des principaux points à l’agenda du président des Etats-Unis Barack Obama pour son second mandat de quatre ans. Cette somme correspond à environ 40% du salaire médian.

Si on appliquait cette mesure en Suisse, cela signifierait que le salaire minimum se situerait aux alentours de 2400 francs par mois. Mais il est impossible de comparer les deux pays, car leur situation est très différente, relève Yves Flückiger.

Par ailleurs, aux Etats-Unis, le salaire minimum est également utilisé comme un instrument de politique macro-économique: on cherche à donner plus de pouvoir d’achat au segment le plus défavorisé de la population, de sorte que cette hausse des salaires contribue à relancer la consommation intérieure, explique le professeur d’économie.

swissinfo.ch: Quelles sont les raisons qui ont conduit à la revendication d’un salaire minimum légal en Suisse?

Yves Flückiger: J’y vois deux raisons principales: d’une part, les craintes de dumping salarial liées aux accords bilatéraux entre la Suisse et l’Union européenne et, d’autre part, les hautes rémunérations versées à certains dirigeants d’entreprise.

Bien qu’à mon avis la libre-circulation des personnes n’ait pas conduit à un dumping salarial, la question est toujours présente dans l’arène politique. En ce qui concerne le débat qui entoure les «rémunérations abusives» des hauts dirigeants, cette question conduit automatiquement à parler également des rémunérations les plus faibles.

swissinfo.ch: Au niveau international, les études d’impact quant à l’introduction d’un salaire minimum abondent, mais les conclusions sont contrastées. Comment vérifier leur fiabilité?

Y.F.: Il ne s’agit pas de conclusions qui se contredisent les unes les autres, mais d’études réalisées dans des contextes nationaux différents, avec des marchés du travail et des niveaux de salaires minimaux extrêmement variés. Par ailleurs, dans certains cas, le salaire minimum concerne la population active à partir de 20 ans, dans d’autres cas l’entier de la population.

Jusqu’à la fin des années 80, les études menées par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) parvenaient généralement à la conclusion que les salaires minimums avaient un impact négatif. Par la suite, des recherches menées aux Etats-Unis ont démontré que l’impact en termes de création d’emplois et de chômage pouvait, sous certaines conditions, s’avérer positif.

A l’heure actuelle, l’OCDE reconnaît que le salaire minimum peut également constituer une mesure de retour à l’emploi: il permet en effet de garantir que le travail est plus attractif que les mesures d’aide sociale ou les indemnités de chômage, en particulier pour les familles monoparentales.

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swissinfo.ch: Certaines études réalisées dans d’autres pays pourraient-elles être utilisées afin de prédire l’impact qu’aurait l’introduction d’un salaire minimum de 4000 francs en Suisse?

Y.F.: Il est extrêmement difficile de réaliser de telles comparaisons internationales. Il s’agit d’une question très complexe à laquelle il est impossible de donner une réponse simple. Comme je l’ai déjà mentionné, chaque situation est différente et l’impact l’est donc également. Il serait possible de mesurer l’impact en termes de nombre de personnes touchées et de coût pour les entreprises. Mais il est beaucoup plus difficile d’évaluer l’impact que cela pourrait avoir sur l’emploi.

Ce que l’on peut dire, c’est qu’en comparaison internationale, le salaire minimum prévu par l’initiative se situe à un niveau plutôt élevé. Il se monte en effet à 4000 francs sur un salaire médian en Suisse de 6000 francs, soit un rapport d’environ deux tiers.

Il convient également de relever les énormes disparités qui existent à l’intérieur même du pays. Le salaire médian au Tessin se situe par exemple à 5400 francs, alors qu’il est de 6500 francs à Zurich. Fixer un salaire minimum de 4000 francs pour l’ensemble de la Suisse pourrait ainsi avoir un impact beaucoup plus important au Tessin qu’à Zurich.

La même chose prévaut pour les différents secteurs économiques. Dans une branche qui affiche un salaire médian de 4000 francs ou moins, cela signifierait que la moitié voire plus de la moitié des salariés devraient être augmentée. Par conséquent, l’impact dans ces secteurs serait important et pourrait poser un problème en matière d’emploi. C’est le cas par exemple du secteur des services à la personne, une branche qui affiche un salaire médian de 3700 francs, ou celui de l’hôtellerie-restauration, où le salaire médian atteint tout juste 4100 francs.

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swissinfo.ch: Le modèle jurassien des salaires minimums sectoriels serait-il plus approprié à la Suisse?

Y.F.: Oui. Une des difficultés majeures d’une approche nationale est d’introduire un même niveau de salaire minimum dans des régions aux réalités très différentes en termes de coût de la vie. L’initiative approuvée dans le Jura serait plus adaptée à la diversité sectorielle et régionale ainsi qu’à l’organisation du marché du travail et des conventions collectives de travail (CCT).

Il ne faut pas oublier qu’il existe en Suisse des salaires minimums, mais que ceux-ci sont déterminés dans le cadre des CCT, différentes d’un secteur économique et d’une région à l’autre. Il serait plus judicieux d’introduire des salaires minimums dans toutes les CCT et d’étendre la portée de ces CCT. Certains progrès ont déjà été accomplis avec les mesures d’accompagnement à la libre circulation des personnes, mais il faut encore aller plus loin dans cette direction.

swissinfo.ch: L’introduction d’un salaire minimum risquerait-elle d’affaiblir le partenariat social et les CCT?

Y.F.: Je ne crois pas. Les CCT réglementent de nombreux aspects, pas uniquement les questions salariales. Certaines ne les mentionnent d’ailleurs pas du tout. Je pense que si la Suisse a bien résisté à des situations économiques difficiles, c’est largement dû à l’organisation de son marché du travail, basée sur les négociations décentralisées entre partenaires sociaux. Cela permet de trouver des solutions appropriées à chaque cas. Le dialogue social demeure ainsi très important.

La «décence» des salaires a été au cœur des débats politiques ces dernières années en Suisse. L’explosion des rémunérations des top-managers des grandes entreprises a été à l’origine de la controverse. Cela a conduit au lancement de deux initiatives populaires visant à limiter leur rémunération.

La première – «Contre les rémunérations abusives» -, lancée par l’entrepreneur schaffhousois Thomas Minder, a été plébiscitée par près de 68% des votants le 3 mars dernier. La seconde – «1:12 – pour des salaires équitables» – , lancée par les jeunes socialistes, sera probablement soumise au peuple d’ici la fin de l’année.

Par ailleurs, le débat sur les bas salaires a entraîné le lancement d’une troisième initiative – «Pour la protection de salaires équitables (Initiative sur les salaires minimums)» – au niveau fédéral par l’Union syndicale suisse (USS).

D’autres initiatives exigeant l’introduction d’un salaire minimum ont été lancées au niveau cantonal. Toutes l’ont été en Suisse latine, plus touchée par la crise et le chômage que la Suisse germanophone. Jusqu’à présent, quatre initiatives ont été soumises au vote populaire. Elles ont été rejetées dans les cantons de Vaud et de Genève, acceptées à Neuchâtel et dans le Jura.

D’ici à la fin de l’année, le Valais se prononcera sur une initiative demandant l’introduction d’un salaire minimum de 3500 francs, alors qu’au Tessin, les Verts viennent de lancer  une initiative calquée sur le modèle jurassien.

Vice-recteur de l’université de Genève, Yves Flückiger dirige l’Observatoire universitaire de l’emploi et enseigne l’économie du travail, l’organisation industrielle et les finances publiques au département des sciences économiques.

Il est également membre associé du Centre interuniversitaire sur le risque, les politiques économiques et l’emploi de l’université du Québec à Montréal.

Au cours de sa carrière, il a été chercheur associé aux universités de Harvard (USA) et Oxford, ainsi que professeur invité aux universités de Fribourg, Lausanne et Deakin (Australie).

(Traduction de l’italien: Samuel Jaberg)

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