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Videla, Milosevic, Pinochet, des cadavres encombrants

Des bannières avec le nom de disparus pendant la dictature de 1976 à 1983 en Argentine à l'entrée du cimetière de la ville de Mercedes, lieu de naissance du général Jorge Rafael Videla. AFP / Daniel Garcia

Que faire des dépouilles des tyrans et des responsables de crimes de masse? La question met dans l’embarras bien des gouvernements et des sociétés. Sévane Garibian, professeure aux universités de Genève et de Neuchâtel, a dirigé un ouvrage collectif sur le sujet. Entretien.

Intitulée ‘La mort du bourreau. Réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse’, la recherche vient d’être publiée en françaisLien externe à Paris (Editions Pétra) et en espagnol à Buenos Aires (Miño y Dávila Editores). Sévane Garibian revient sur sa genèse.

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swissinfo.ch: Comment et quand est née la nécessite de réaliser cet ouvrage collectif sur La mort du bourreau?

Sévane Garibian : L’idée m’est venue en 2011 après les morts très médiatisées d’Oussama Ben Laden puis du colonel Kadhafi. En observant les enjeux fondamentaux qui étaient véhiculés par ces fins de vie si singulières, il m’est apparu qu’il y aurait un travail intéressant, et nécessaire à faire sur cette thématique. Nécessaire, en effet, à double titre: d’abord, parce que la mort des bourreaux (au sens anglais de « perpetrators ») soulève des questions cruciales qui traversent le temps; ensuite, parce que ces questions restent malgré tout pas, ou trop peu explorées en sciences humaines. Il y avait vraiment un «manque à combler».

swissinfo.ch: Est-ce que nous pouvons, ou nous devons nous questionner sur quoi faire avec le corps du dictateur argentin Rafael Videla, cet homme qui a fait disparaitre tant de corps?

SG: On peut, et on doit se poser la question de savoir que faire de ce corps si particulier, précisément parce qu’il s’agit d’un criminel de masse à l’origine d’une politique étatique de disparitions forcées. De fait, sa mort a spontanément et immédiatement suscité un ensemble de questions très importantes, et très concrètes au sein de la société civile argentine, et pas uniquement dans l’esprit de chercheurs! Souvenez-vous des vifs débats autour de la destination finale de ce corps… La question la plus importante dans le débat était celle de savoir où enterrer ce cadavre si embarrassant, sachant que l’enjeu était de respecter la dignité de ses victimes et éviter de créer un lieu de sépulture qui ne devienne un lieu de culte.

Sévane Garibian

Elle vit et travaille à Genève depuis 2012, après avoir fait son doctorat en droit à Paris et des recherches postdoctorales à Buenos Aires et Barcelone.

Professeure boursière du Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique (FNS) à la Faculté de droit de Genève, et Professeure associée à la Faculté de droit de Neuchâtel, Sévane Garibian Lien externeenseigne dans les domaines de la justice pénale internationale, de la justice transitionnelle et des droits humains, ainsi que de la philosophie du droit.

Elle dirige une équipe dans le cadre de son projet interdisciplinaire «Right to TruthLien externe, Truth(s) through Rights: Mass Crimes Impunity and Transitional Justice» financé par le FNS, à la Faculté de droit de l’Université de Genève.

J’ai choisi d’ouvrir le livre sur la célèbre lettre du journaliste argentin Jorge Kostinger, adressée à la famille de Jorge Rafael Videla deux jours après son décès. Cette lettre résume tout et, au fond, répond à votre question. En démocratie, il n’est évidemment pas question de priver la famille des restes de quelque mort que ce soit, même s’il s’agit d’un criminel contre l’humanité. Autrement dit: la meilleure manière de lutter contre l’arbitraire et la violence, c’est de refuser de les reproduire.

swissinfo.ch : Les auteurs du livre proviennent de différentes disciplines et de différents pays. Y a-t-il eu des désaccords pendant sa rédaction?

SG: Ce livre réunit en effet des spécialistes du droit, de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie, de la psychologie et de la littérature. Ce qui est commun, ce sont les questions soulevées par chacune de ces morts qui surviennent pourtant dans des contextes différents: Quand et comment le bourreau est-il mort? Que faire de sa dépouille? Que faire de son «héritage», de la mémoire de ses crimes et de ses victimes?

Chacun de nous réfléchit librement sur le cadavre des criminels de masse et leur postérité à partir de sa propre discipline, en ayant à l’esprit ces trois questions clés.

swissinfo.ch: Au cours d’une interview avec swissinfo.ch, il y a quelques années, vous m’avez dit «le fait d’être survivant signifie en quelque sorte la défaite du plan génocidaire». Quelle est le signifiant du «corps» ou du destin «du corps du bourreau»?

SG: D’abord, la survie de la victime comme la mort du bourreau marquent l’échec, la limite ou la fin de la politique génocidaire ou criminelle. Ensuite, la majorité des études menées dans le champ des «Genocide and Mass Atrocities Studies» se concentrent sur le sort des victimes. Plus récemment, un programme de recherche européen dirigé par l’anthropologue Elisabeth Anstett et l’historien Jean-Marc Dreyfus, et dont j’ai eu l’honneur d’être membre, a ouvert un nouveau champ de recherche consacré aux corps (morts) des victimes.

L’hypothèse était la suivante: le traitement et le devenir de ces corps offrent une clé d’analyse supplémentaire des violences de masse et de leur impact. Dans La mort du bourreau, j’ai souhaité renverser la perspective en considérant que le traitement et le devenir des cadavres des criminels de masse constituent, aussi, une clé d’analyse riche et intéressante.

swissinfo.ch: Questionner les morts d’Hitler, Videla, Milosevic, Pinochet ou Saddam Hussein ne risque-t-il pas de les mythifier?

SG : Les effets et l’impact des crimes de masse sont multiples et trans-générationnels. On ne peut le nier. Les modalités de la (mise à) mort du bourreau, le traitement post-mortem de son corps, et la question de la patrimonialisation face aux exigences de justice et de réparation constituent des objets de recherche essentiels. Travailler sur ces questions permet justement de mieux comprendre tout en démythifiant. C’est au contraire l’absence de travaux critiques et d’interrogations sur ces sujets qui peut alimenter une mythification aveugle.

swissinfo.ch : En Argentine, en Espagne, en Suisse et tout au long de votre formation, vos recherches vous mènent à des situations très douloureuses…Pourquoi avez-vous choisi de tels sujets de recherche?

SG: Parce que je suis sensibilisée aux enjeux, problèmes et questions soulevés par la violence extrême et les crimes de masse depuis ma toute petite enfance. De par mon histoire familiale (je suis descendante de rescapés du génocide des Arméniens), j’ai toujours grandi avec le sentiment que c’est un miracle, une chance inouïe, d’être en vie. Ce cadeau qu’est la vie implique aussi une responsabilité: celle de garder les yeux ouverts et de s’intéresser au monde tel qu’il est, au-delà même de sa propre histoire. Etre conscient et présent à soi-même, comme aux autres.

La mémoire des crimes de masse est-elle importante pour vous ? Votre avis nous intéresse.

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