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«Un juif pour l’exemple», le film qui questionne aussi le présent

L'acteur suisse Bruno Ganz dans le rôle du marchand de bétail bernois Arthur Bloch, assassiné de sang froid à Payerne en 1942. vegafilm.com

Avril 1942. A Payerne, un marchand de bétail juif est tué et découpé en morceaux pour être offert «en cadeau» à Hitler. Un chapitre sombre de l’histoire suisse, que le réalisateur Jacob Berger a décidé de porter sur grand écran. Présenté au Festival de Locarno, «Un juif pour l’exemple» s’inspire du livre éponyme de Jacques Chessex en mêlant passé et présent, comme un avertissement visant à ce que l’histoire ne se répète pas.

L’assassinat

Le 20 février 1943, Fernand Ischi, Robert Marmier et Fritz Joss sont condamnés à la prison à vie par le tribunal de Payerne pour l’assassinat d’Arthur Bloch.

Mineur à l’époque des faits, Georges Ballotte est condamné à vingt ans de prison. Max Marmier écope quant à lui d’une peine de quinze ans de privation de liberté. Tous les cinq sont libérés après avoir purgé deux tiers de leur peine.

Sur la tombe d’Arthur Bloch, dans le cimetière de Berne, on peut toujours lire l’épitaphe voulue par sa femme Myria, contre la volonté du rabbin: «Gott weiss warum» – «Dieu sait pourquoi».

En avril 1942, au début de l’histoire, la Suisse, petit Etat neutre, est entourée par une Europe en guerre. L’armée d’Hitler est aux portes de la Confédération. A Payerne, petite cité provinciale du canton de Vaud, le bruit des canons semble toutefois très lointain. Les habitants se soucient bien davantage de la fermeture des usines, qui ont laissé sur le carreau près de 500 travailleurs, soit près d’un habitant sur dix. Dans les bars, les gens se plaignent, s’enflamment, cherchent un bouc émissaire à leur propre misère.

Et qui d’autre pour endosser ce rôle, si ce n’est le juif avec ses grosses voitures et son commerce florissant? A Payerne, mais aussi ailleurs en SuisseLien externe, l’idéologie nazie trouve un terrain fertile. La fanfare de la Wehrmacht et les discours d’Hitler résonnent dans les rues de la cité. Mais jurer fidélité au Führer ne suffit pas: le garagiste Fernand Ischi et quatre de ses acolytes décident de tuer un juif pour l’exemple et de «l’offrir en cadeau» à Hitler.

Au cours de la foire au bétail locale, ils attirent dans une étable le marchand bernois Arthur Bloch, 60 ans. Son corps est taillé en pièces, caché dans des bidons et jeté au lac. 

La communauté de Payerne peine à reconnaître la gravité de ce geste. Lorsque, un an plus tard, les cinq coupables sont condamnées, elle préfère penser que le chapitre est clos. Mais l’histoire continue de soulever l’indignation. 

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En 1977, la télévision suisse réalise une première enquête journalistique Lien externeau sujet de ce crime en donnant la parole aux principaux protagonistes. En 2009, c’est l’écrivain vaudois Jacques Chessex qui «décrit l’innommable» dans son livre «Un juif pour l’exemple». Lui qui à l’époque des faits avait huit ans et jouait avec la fille Ischi dans les rues de Payerne.

La réaction de la communauté est virulente. Chessex – qui décèdera la même année – est accusé de «remuer inutilement le passé». Et pas seulement par la population, mais par l’archiviste municipal et le syndic (maire) en personne. Durant le carnaval local, son nom est associé à celui des SS.

Jacob Berger est né en 1963 en Grande-Bretagne. Il a étudié le cinéma à New York. De retour en Suisse, il a réalisé son premier long-métrage, “Les Anges”, en 1990. Il est également l’auteur de plusieurs documentaires pour la télévision. En 2002, il a signé “Aime ton père”, avec Gérard et Guillaume Depardieu, sélectionné en compétition à Locarno. “Un juif pour l’exemple” est son troisième long-métrage. Keystone

«Chessex n’était rien d’autre qu’un messager, mais il a été traité plus durement que les assassins. C’est symptomatique de la difficulté qu’éprouve parfois la Suisse à se pencher sur son propre passé», affirme le réalisateur Jacob Berger, qui a relevé le défi de porter sur grand écran «Un juif pour l’exemple» en collaboration avec la productrice Ruth Waldburger.

Présenté en première mondiale à Locarno, le film est une adaptation libre de l’œuvre de Chessex, qui laisse une place aux sentiments des personnages et à leurs peurs. Jacob Berger y aborde la violence avec sensibilité et évite le piège des tentations moralisatrices.

Le pays du consensus qui peine à se regarder en face

Jacob Berger n’a jamais eu le moindre doute quant à la nécessité du livre et de son film. «Face à un événement traumatisant, il y a deux attitudes possibles: oublier ou parler. La Suisse choisit souvent d’oublier. Il s’agit probablement d’une forme de protection identitaire: dans un pays où cohabitent plusieurs langues, cultures et religions, on préfère parfois fermer un œil face à ses propres faiblesses. Cela permet de continuer à vivre ensemble», affirme le réalisateur.

Le problème survient toutefois lorsque le passé n’est pas seulement oublié, mais sciemment caché. «La Suisse est en apparence un pays de consensus. Elle se présente au monde comme une oasis de paix, de stabilité et de décence, mais elle peine à reconnaître sa part d’abominable. Ce crime est abominable, et c’est justement pour cela qu’il subit un processus de révision collectif».

Réalisateur de grands documentaires et de reportages pour la télévision suisse, Jacob Berger ne craint pas la réaction des habitants de Payerne. Notamment parce que son film ne pointe pas un doigt accusateur sur la ville, ni sur les assassins d’ailleurs.

Au contraire, il cherche à montrer la complexité des personnages, leur côté humain, «la banalité du mal» comme dirait l’historienne et philosophe allemande Hannah Arendt. «J’aurais pu dépeindre les assassins comme des imbéciles, pour permettre à chacun de nous de se sentir supérieur. Mais je n’ai pas voulu le faire, précisément pour montrer qu’il y a un peu de stupidité et de violence en chacun de nous».

Un va et vient entre passé et présent

Né en 1934 à Payerne, l’écrivain Jacques Chessex est décédé en octobre 2009. RDB

Ce mal et cette violence ne se limitent pas à cette tragique année 1942. C’est précisément un des autres thèmes forts du film de Jacob Berger: le constant va et vient entre passé et présent, au-travers de la figure de Chessex enfant et vieillard, mais également de l’usage surprenant d’objets contemporains dans des scènes historiques. Le spectateur est ainsi invité à se poser la question: la situation est-elle vraiment différente aujourd’hui?

«Beaucoup de choses nous séparent des années 1940, c’est vrai, mais il y a également de nombreuses similitudes. Notre époque est marquée par le retour de régimes autoritaires, autocratiques voire même dictatoriaux au cœur de l’Europe. La doctrine d’extrême-droite connaît un succès toujours plus important. Dans un contexte de crise sociale et économique, nous sommes aujourd’hui encore à la recherche d’un nouveau bouc émissaire», affirme le réalisateur.

Vient ensuite le dilemme de l’accueil. En 1942, les réfugiés juifs étaient repoussés à la frontière suisse. Et aujourd’hui? «L’Europe est une nouvelle fois confrontée à l’arrivée de milliers de réfugiés qui frappent à nos portes à un moment où nous ne sommes plus si sûrs de vouloir les accueillir».

Le film «Un juif pour l’exemple» ne s’adresse pas uniquement à un public adulte et engagé. Dans le cadre d’activités didactiques spécialesLien externe, il sera également proposé aux élèves des classes post-obligatoires, suivi d’un débat avec le réalisateur. Jusqu’à présent, plus de 200 enseignants de Suisse romande ont manifesté leur intérêt. Et c’est précisément en pensant aux jeunes que Jacob Berger a voulu unir passé et présent. «Lorsqu’on parle aux jeunes de la Seconde Guerre mondiale, c’est comme si on leur parlait de préhistoire. Pour eux, c’est simplement ‘avant’. ‘Avant’, on tuait les juifs. Mais comme je l’ai déjà dit, ‘avant’ n’existe pas. ‘Avant’, c’est maintenant».

Présentation du film dans le Téléjournal de la RTS du 3 août 2016:

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L’interview de Jacob Berger:

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(Traduction de l’italien: Samuel Jaberg)

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