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Silence, on tue les peuples indigènes de Colombie

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L'assassinat de douze awá, parmi lesquels quatre enfants et un bébé, le 26 août dernier, s'inscrit dans une logique d'extermination qui a fait plus de 170 victimes depuis le début de l'année. L'objectif est de déposséder les indigènes de leurs terres.

Juge au Tribunal sur le génocide indigène en Colombie, le Suisse Bruno Rütsche dénonce ces faits et explique que les diverses ethnies du pays sont les victimes de tous les groupes armés du pays: militaires, paramilitaires et guérilleros.

«Ce qui se passe avec les indigènes est extrêmement grave et d’une cruauté absolue. Leurs terres sont convoitées pour la réalisation de projets agro-industriels et d’exploitation minière et ils sont contraints à des déplacements forcés avec des tactiques comme le massacre», affirme celui qui est aussi responsable du Groupe de travail Suisse-Colombie.

Le 26 août dernier, un groupe de dix hommes cagoulés en vêtements militaires a ouvert le feu contre les habitants de la réserve indigène de Gran Rosario, à 80 km du port de Tumaco, sur la côte pacifique.

Cynisme et impunité

«On présume qu’il s’agit de paramilitaires», note le responsable de l’ONG suisse. Le président Alvaro Uribe a offert une récompense à qui fournirait des informations susceptibles d’identifier les criminels. Une mesure qui n’inspire nulle confiance à notre interlocuteur. «C’est même une preuve de cynisme quand on voit l’impunité avec laquelle agissent ceux qui attaquent les indigènes», estime-t-il.

Il a nommé les militaires, les paramilitaires et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), la première guérilla du pays, qui a reconnu l’assassinat de huit Awá, le 17 février dernier dans la même région.

«Cette région est la cible de tous les groupes armés», note Bruno Rütsche, qui ajoute que vente d’armes et cultures illicites sont monnaie courante dans le département de Nariño, principalement à Tumaco, et qu’entre janvier et juin de cette année seulement, on compte cent septante-trois victimes de la violence.

«La plupart d’entre elles ont été assassinées en plein jour et, pour beaucoup, tout près de postes de police ou de bases militaires», souligne le membre du Tribunal permanent des peuples indigènes (TPP). Cette violence n’est pas seulement le résultat d’activités liées au commerce des armes ou des stupéfiants.

Dogue, armes et plus encore

La région est aussi très riche en ressources minières et on pense qu’elle recèle de nombreux gisements de pétrole. On y trouve également des cultures de palmiers à huile et de palmiers africains – utilisés dans la fabrication d’agro-combustibles –, ainsi que des piscicultures de crevettes.

«La région attire les mégaprojets», observe Bruno Rütsche. En d’autres termes, elle excite les convoitises, ce que ses habitants payent très cher.

Selon le responsable du Groupe de travail Suisse-Colombie, la population indigène en Colombie est d’environ un million de personnes, avec 18 ethnies comptant moins de 200 membres et 18 autres moins de 500. «Cela signifie qu’il s’agit de peuples en voie d’extinction. Chaque mort implique donc la fin d’un monde.»

Dans ce pays, des lois devenues constitutionnelles ont pourtant été promulguées dans les années nonante pour améliorer le sort des populations en question. Elles stipulent que les indigènes représentent l’autorité dans les zones qu’ils habitent (les réserves) et que la terre de leur appartient.

L’Etat dans le viseur

Il est ainsi impossible de faire quoi que ce soit sans les consulter et sans obtenir leur consentement. Cependant, déplore Bruno Rütsche, «ce qui se passe ici, comme dans toute la Colombie, c’est que l’Etat lui-même viole sa propre Constitution ainsi que le droit international et la convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT)… ce qui est à la fois illégal et violent.»

«Il est fréquent que des acteurs privés illégaux attaquent les indigènes avec le consentement et même l’autorisation déguisée de l’Etat», dans le but de déposséder ces indigènes de leur terre et de ses richesses.

En 2008, dans la région montagneuse de Santa Marta, le Tribunal permanent des peuples a tenu un Tribunal sur le génocide indigène en Colombie au cours duquel Bruno Rütsche occupait la fonction de juge. A cette occasion, une ferme dénonciation des agressions a été prononcée.

Le spécialiste suisse explique qu’en plus d’être victimes de massacres, les indigènes sont confinés, «comme en état de siège», avec impossibilité de se déplacer, sans accès aux médicaments, au sel, aux combustibles…

«Cette situation leur est imposée par les acteurs armés et les gens meurent de paludisme, de diarrhées et de maladies tout à fait maîtrisables en d’autres circonstances… Il s’agit là d’un drame complètement passé sous silence!»

Un drame aux multiples facettes

Le fait est que le conflit d’un demi-siècle qu’a vécu la Colombie prend aujourd’hui des formes qui génèrent une grande souffrance: enlèvements, assassinats, déplacement de populations… autant de fléaux dont on parle peu.

«De janvier à juin 2009, cent septante-trois assassinats ont été perpétrés à Tumaco, mais ni la télévision locale ni la nationale n’en ont dit un mot», déplore Bruno Rütschi, qui dénonce aussi le fait qu’on ne parle pas des milliers de personnes forcées d’abandonner leur terres: lannée dernière a eu lieu le plus grand déplacement de populations jamais effectué, avec près de quatre cent milles personnes déplacées de manière violente. Et cela, dans un silence assourdissant.»

Le massacre de février a forcé quelque mille cinq cent personnes à quitter leurs foyers, qu’elles n’ont toujours pas regagné depuis.

Un million de déplacés

D’après le Haut commissariat aux réfugiés (UNHCR), la Colombie a le douteux privilège d’être le pays comptant le plus de personnes déplacées au monde. Elle dépasse le Soudan, l’Afghanistan et même l’Irak. Plus de trois millions de Colombiens ont dû quitter leur foyer et abandonner tous leurs biens pour rester en vie.

«On compte beaucoup plus d’un million de personnes déplacées depuis 2002, c’est-à-dire depuis que le gouvernement d’Uribe est en place. En réalité, les déplacements n’ont jamais cessé. Leur nombre a légèrement baissé en 2002 et 2003, pour augmenter par la suite jusqu’au sommet de l’année passée.»

Assiégés par l’Armée qui les oblige à coopérer dans la lutte contre les FARC, assassinés par les FARC, qui les éliminent parce qu’ils coopèrent avec l’armée, et par les paramilitaires au service d’intérêts économiques et politiques, traqués par les narcotrafiquants et les marchands d’armes, les indigènes n’ont d’autre choix que de quitter leurs villages.

«Le traumatisme est énorme car le lien à la terre, à leur village et à leur environnement est fondamental pour eux…»

Les indigènes, conclut Bruno Rütsche, sont victimes d’une lutte pour leur territoire et ses richesses. Cette lutte, qui utilise des méthodes terroristes, est menée contre des personnes sans défense, contre les paysans ainsi que contre les Afro-colombiens. Tous les groupes y participe, y compris l’Etat.

Marcela Águila Rubín, swissinfo.ch
(Traduction de l’espagnol: Elisabeth Gilles)

Communiqué du Diocèse de Tumaco (extrait)

C’est avec une grande douleur que nous apprenons le massacre perpétré le 26 août dans la réserve indigène Awá de Gran Rosario, municipalité de Tumaco, au cours duquel douze indigènes dont cinq enfants ont été assassinés.

D’après les dernières informations, ce massacre était annoncé. Le défenseur du village de Nariño a affirmé en Conseil de sécurité qu’une alerte avait été donnée à ce sujet suite à la dénonciation devant l’armée nationale d’une des victimes, accusée d’être coupable du meurtre de son mari survenu le 23 mai dernier. Elle avait en fait été témoin de ce meurtre, raison pour laquelle elle avait reçu des menaces.

Cet acte de barbarie au cours duquel même la vie d’un bébé de huit mois n’a pas été épargnée, montre l’incapacité de la force publique à protéger la population civile. Malgré l’augmentation des effectifs, le nombre des victimes se multiplie et l’insécurité se répand, situation qui engendre une grande méfiance de la population à l’égard de ceux qui sont censés la protéger.

Malheureusement, ces faits ne sont pas les seuls à représenter une grave violation des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Le 27 août, lorsque les corps des douze indigènes ont été transportés à la morgue de Tumaco, huit autres cadavres originaires de Llorente s’y trouvaient déjà, dont celui d’une mineure, tous assassinés dans les jours précédents.

Nous portons aussi à la connaissance du public les faits suivants, qui prouvent la détérioration de la situation dans la région nariñense de la côte pacifique.

Les assassinats continuent à se produire quotidiennement. Des informations en provenance du service de médecine légale établissent que cent septante trois homicides ont été commis dans la municipalité de Tumaco de janvier à juin mais d’autres sources fiables parlent de plus de deux cent soixante.

Dans cette même municipalité de Tumaco, on évoque l’existence de charniers dans le fleuve Chagüi, à Candelilla de la Mar, à la Guayacansa et dans d’autres lieux proches de la frontière avec l’Equateur. Le week-end du 22/23 août, les corps de sept personnes, probablement assassinées trois ou quatre mois auparavant, ont été apportés à la morgue de Tumaco, en provenance de charniers de la Guayacana,

Outre les assassinats, 50 disparitions ont été dénoncées, pour la seule région de Tumaco, d’après des informations recueillies par des émissaires locaux.

Cette année dix déplacements massifs de population (de plus de 1600 personnes) ont déjà eu lieu dans la région nariñense de la côte pacifique.

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