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Une prostituée aux côtés de Calvin

Grisélidis Réal, prostituée et écrivain. Keystone

La décision de transférer les cendres de Grisélidis Réal, décédée en 2005, dans le cimetière le plus prestigieux de Genève, le «cimetière des Rois», là-même où est enterré le célèbre Réformateur, suscite moult controverses.

Suite à une décision du Conseil Administratif (pouvoir exécutif de Genève) l’année dernière, la dépouille de Grisélidis Réal sera transférée au Cimetière des Rois dans le centre de Genève, le 9 mars prochain.

L’ancienne prostituée sera inhumée dans le même cimetière que le réformateur protestant, Calvin, dont le 500ème anniversaire est célébré cette année, un lieu où reposent également l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, l’ex Haut-commissaire des Droits de l’Homme aux Nations Unies, Sergio Viera de Mello, et 350 politiciens, artistes, avocats et célébrités locales…

«Elle a passé une grande partie de sa vie à défendre la dignité des prostituées», dit l’ancien maire de Genève, Patrice Mugny, responsable des affaires culturelles, l’un des initiateurs du déplacement de Grisélidis Réal au cimetière des Rois, afin de l’honorer en tant qu’écrivain et personnalité de la ville.

«Grisélidis Réal était un écrivain confirmé, qui a écrit plusieurs livres sur des sujets rarement traités auparavant; elle mérite sa place au Cimetière des Rois», dit-il. Le fait que peu de femmes soient enterrées dans ce Panthéon genevois a aussi influencé la décision.

De manière plus générale, Patrice Mugny souligne qu’il ne défend pas la prostitution, mais qu’«à partir du moment où nous acceptons l’existence du phénomène, il est légitime de revendiquer sa pratique dans les conditions les plus décentes possibles».

une insulte?

Dans un courrier de lecteur paru en décembre dans la Tribune de Genève, l’avocate Odile Roulet estimait que la décision du Conseil administratif était «une insulte aux femmes de Genève». De son côté, la députée libérale Martine Brunschwig Graf a réagi en affirmant que ce n’est «pas très malin» de faire de Grisélidis Réal un exemple.

«C’est une belle idée de gauche que d’enterrer une cocotte au cimetière des Rois. Car, de son vivant et de sa jeunesse, Grisélidis Réal a apporté beaucoup de bonheur tarifé à quelques-uns. Aux côtés de Jean Calvin, elle saura lui donner des émois charnels tardifs», plaisante de son côté l’avocat Marc Bonnant au quotidien Le Matin.

Beaucoup de travailleuses du sexe à Genève ont aussi donné leur point de vue. «Que son âme repose en paix; mais Grisélidis ne mérite pas le statut de femme honorable», constate Marylin, une prostituée, dans Le Matin.

«J’ai connu Grisélidis en 1977 et je reconnais qu’elle a beaucoup fait pour notre profession. Mais elle n’aurait jamais dû publier son fameux ‘Carnet noir’, dans lequel elle a répertorié tous ses clients et livré leurs petites manies.»

Une figure charismatique

Cependant un certain nombre de voix se sont élevées pour défendre Grisélidis Réal.

Marie-Jo Glardon, coordinatrice de l’association Aspasie basée à Genève, une association mise sur pied par Grisélidis Réal en faveur des prostituées, pense qu’elle mérite sa place dans les mémoires pour «son engagement, son talent et son influence».

«Grisélidis Réal est devenue quelqu’un d’important, une personnalité et un symbole», déclare Marie-Jo Glardon. «Son histoire fait partie intégrante du développement social des années 70 et 80, une période durant laquelle parler de sexualité a ouvert les esprits, fait tomber certaines barrières morales et permis aux minorités sexuelles de s’exprimer.»

La femme de théâtre Françoise Courvoisier met en avant les talents de Grisélidis Réal en tant qu’écrivain, car si elle a évoqué la prostitution, elle a aussi abordé des thèmes comme l’emprisonnement et le cancer.

Teresa Skibinska, directrice du service cantonal pour l’égalité des sexes est plus nuancée. «Elle a mis sur pied une association, qui aujourd’hui encore fait un travail essentiel, pour lequel elle mérite d’être reconnue, mais ni plus ni moins que d’autres personnes méritantes. Honorer des gens en les enterrant dans un endroit particulier me pose un problème. Ne sommes-nous pas tous égaux devant la mort?», dit-elle.

swissinfo, Simon Bradley à Genève
(Traduction de l’anglais : Philippe Varrin)

Née à Lausanne en 1929 dans une famille d’enseignants, Grisélidis Réal étudie l’art à Zurich. Elle travaille en tant que modèle pour différents artistes.

En 1960, elle déménage en Allemagne et se prostitue. Ses aventures avec des soldats de l’occupation font l’objet d’un premier livre, Le noir est une couleur, publié en 1974. Réalisme et humour.

Elle publie ensuite d’autres livres, dont Carnet de bal d’une courtisane, basé sur ses expériences avec ses clients et La passe imaginaire, une collection de lettres à l’écrivain Jean-Luc Hennig.

En 1970, Grisélidis Réal devient travailleuse sociale volontaire et se préoccupe des droits des prostitué(e)s. Elle est aussi connue sous le surnom de «catin révolutionnaire» pour son activisme en France et en Suisse.

En 1982, elle participe à la création d’Aspasie, une association pour les prostituées basée à Genève, et, plus tard, met sur pied le Centre International de Documentation sur la Prostitution à Genève.

Grisélidis Réal a cessé de se prostituer en 1995, à l’âge de 66 ans, après 30 ans d’activité, 4 enfants et 11 avortements.

Elle meurt à Genève le 31 mai 2005. Ses cendres seront transférées au Cimetière des Rois, au centre de Genève, le 9 mars 2009.

Le Noir est une couleur, 1974

La Passe imaginaire, 1992

À feu et à sang, collection de poèmes, 2003

Carnet de bal d’une courtisane, 1979

Les Sphinx, 2006.

Dans une préface d’une réédition de son livre, Carnet de bal d’une courtisane, elle définit la prostitution comme «un art, un humanisme et une science».

«La seule prostitution authentique est celle des grandes artistes techniciennes et perfectionnistes qui pratiquent cet artisanat particulier avec intelligence, respect, imagination, coeur, expérience et volontairement, par une sorte de vocation innée», écrit-elle.

«Je me bats depuis trente ans pour qu’on reconnaisse la personnalité et la valeur humaine des prostituées (et prostitués) dans le monde entier, pour qu’on leur accorde le respect et les droits qui leur sont refusés par la morale, par l’hypocrisie de ceux qui ont besoin d’elles et leur crachent dessus.»

Tiré de son livre Les Sphinx.

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