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«Je suis un émigré, de luxe certes, mais hétérogène»

Ma solidarité avec le peuple américain s’est cristallisée définitivement le 11 septembre 2001, dit Alexandre Leupin. alexandreleupin.com

Le Genevois Alexandre Leupin est installé depuis plusieurs décennies à Baton Rouge. Professeur d’études françaises de l'Université d'Etat de Louisiane (LSU), il enseigne la littérature française, les arts, l'épistémologie et la psychanalyse. Interview d’un intellectuel «occidental».

Alexandre Leupin confie que l’œuvre de son ami Edouard Glissant, tout juste décédé, l’aide à «vivre joyeusement la créolisation et le tout-monde, bien présents en Louisiane».

 

swissinfo.ch: Qu’est-ce qui fait de vous un intellectuel américain?

 

Alexandre Leupin: Intellectuel, par le fait que les idées, les cultures passées, présentes et à venir, la singularité des êtres, prises dans la pâte du signifiant, sont pour moi choses vivantes.

La qualité d’Américain que vous m’attribuez pose question, passionnante. Ma solidarité avec le peuple américain s’est cristallisée définitivement le 11 septembre 2001. Je partage l’idée de liberté, y compris économique, qui fait vivre les États-Unis au-delà de ses limites géographiques.

Ceci dit, j’y suis aussi un émigré, de luxe certes, mais hétérogène, pris entre les différences culturelles qui séparent l’Amérique de l’Europe. Celles-ci, d’ailleurs, ne sont pas si profondes: elles relèvent avant tout du narcissisme freudien des petites différences, et pâlissent face aux valeurs partagées des deux côtés de l’Atlantique.

On peut définir cette communauté d’idées à partir des Lumières – démocratie, liberté, débat fondé sur la rationalité, développement économique. Ces valeurs sont fragiles et récentes, il faut les défendre contre tous les totalitarismes, mais ce sont les seules qui donnent un sens au mot Occident. Et pas une continuité imaginaire de l’Occident avec le monde des anciens grecs. En ce sens seulement, je me définirais comme intellectuel «occidental».

swissinfo.ch: Au départ de Genève, qu’est-ce qui vous a amené à devenir enseignant en Louisiane et une personnalité du monde francophone en Amérique du Nord?

 

A.L.: Un mariage d’abord, et les débouchés restreints pour un médiéviste en Suisse. Ma chance a été d’atterrir en Louisiane, le seul état où la culture d’expression française est vivante et organique, à part quelques comtés de l’état du Maine au nord-est des États-Unis.

Ainsi, ma revue, bien qu’elle soit fondée sur l’internet qui est partout, perdrait beaucoup de sa substance si elle était transplantée hors de Louisiane. La Louisiane, d’ailleurs, inspire les écrivains que j’y ai invité, comme Pierre Guyotat, Jacques Henric, Valère Novarina, Catherine Millet et Jean-Michel Olivier.

swissinfo.ch: Comment se porte le français chez vous, en Louisiane?

 

A.L.: A la fois très bien, et très mal. Très bien, parce qu’ici, plus d’un million de personnes se disent francophones et, par leur attachement profond à la langue et à la culture, forment une communauté qui soutient la création et la recherche. Je parle français avec mes voisins, et en pays cajun, les échanges se font en français. Le programme de français à LSU, en nombre d’étudiants, est le plus grand des États-Unis, tant au niveau de la licence que du doctorat.

Il y a même des Indiens, les Houmas, catholiques et francophones, au sud de la Louisiane. En 1700, Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, explorateur français, fut médiateur entre les Houmas et une autre tribu, les Bayougoulas.

Les tribus placèrent un grand totem rouge pour marquer leurs limites territoriales, d’où le nom de Baton Rouge, sans circonflexe, où je vis. Pierre Guyotat m’en a donné une étymologie disons plus coquine.

Le français, personne et langue, joue ici le rôle d’une instance tierce entre les Houmas, qui parlaient une variante de Choctaw, et les Bayougoulas. Il joue un rôle analogue à celui du latin qui crée, en 842 après J.-C., dans les Serments de Strasbourg, la France et l’Allemagne à partir d’appartenances linguistiques. Tout ce passé a laissé en Louisiane des traces poétiques sous la forme de toponymes, de noms de rues, villages et villes.

Le français se porte ici très mal aussi parce que nous assistons en ce moment, sous la pression économique, à une réduction drastique des humanités et des belles-lettres universitaires. Les langues et littératures étrangères en font le plus souvent les frais, un grand nombre d’universités – Irvine, en Californie, New York, etc. – suppriment les programmes de français.

J’ai sans doute vécu l’âge d’or où des contribuables payaient des universitaires pour écrire des livres au tirage confidentiel et au lectorat réduit à leurs pairs. Les études universitaires de Lettres, ici, entrent donc dans une mutation rapide. Il faut qu’elles s’adaptent à de nouvelles conditions – moins de recherche subventionnée, classes plus nombreuses, etc.

Le temps est fini où la classe des professeurs se reproduisait par disciples interposés – à part les livres, c’est leur seule production, qui se réduit aujourd’hui, trop souvent et tristement, à la fabrication de chômeurs.

Ces nouvelles conditions ne sont d’ailleurs pas spécifiques aux États-Unis. En France le phénomène est semblable. Il faut que les humanités se transmuent, car sinon, où ailleurs les étudiants à venir entreront en contact avec la grandeur et la beauté de la littérature? Sans art, qu’est-ce qu’une culture, sinon une indigence, même prospère, destinée à périr? Si les Égyptiens, les Grecs, les Romains, les Mayas sont encore vivants pour nous, c’est bien grâce à leur production artistique dans tous les domaines.

swissinfo.ch: Depuis Baton Rouge, quel regard portez-vous sur la Suisse d’aujourd’hui?

A.L.: La Suisse est devenue pour moi d’un charmant exotisme. J’en apprécie d’autant mieux l’attachement aux libertés fondamentales et au fédéralisme, qui assure un futur aux francophones. Et bien sûr, les paysages et les monuments culinaires que sont la fondue, la raclette et les vins blancs de Vaud et du Valais.

Plus sérieusement, ce qui me manque en Amérique, ce sont les traces vivantes et poétiques d’une histoire plus de deux fois millénaire: église carolingienne de Müstair, plafond peint de Zillis, cathédrale de Saint-Pierre, armes et armures savoyardes et retable de Konrad Witz au Musée d’Art et d’Histoire, en relation organique avec son site genevois, voire bornes des routes romaines au col du Julier.

Il est beau, grâce à l’émigration qui renouvelle le regard, d’aller à Derborence et de pouvoir y rêver à Ramuz, de voir des alpes et de penser à Hodler ou à Hans Beat Wieland, d’apprécier à neuf Segantini, de revivre l’éternel retour du même avec Nietzsche à Sils.

Ces vestiges sont infiniment précieux, ils font rêver, ils donnent beauté et profondeur au présent, mais seulement quand on a perdu l’occasion de les avoir quotidiennement à portée de la main.

Genève. Le Genevois Alexandre Leupin a obtenu un licence en lettres en 1971 dans sa ville. Puis, dix ans plus tard, un doctorat (le Graal et la littérature, étude sur la vulgate arthurienne en prose).

USA. Après avoir enseigné au collège puis à l’Université de Genève, il est passé par l’Université d’Oxford (Ohio). Il a aussi travaillé à l’Université de Californie et à celle de Poitiers, en France. Il est entré à l’Université d’Etat de Louisiane en 1983 comme professeur associé.

Titres. Ce médiéviste est l’auteur d’une dizaine de livres et de très nombreux articles, critiques, conférences. Il est «Distinguished research master» de son université et, en France, Chevalier des arts et lettres (2000). Il a créé en 2005 une revue en ligne francophone: Mondes francophones.com.

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