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Abou Sayyaf, un groupe philippin rebelle à tout

Constitué de jeunes peu formés et mal encadrés, le groupe Abou Sayyaf a déjà exécuté des otages par le passé. Reuters

Présenté - à tort selon certains - comme une filiale d'Al-Qaïda, le groupe qui détient au sud des Philippines trois délégués du CICR privilégie l'action criminelle. Radiographie du groupe Abou Sayyaf qui menace de décapiter ses otages.

Enlevés le 15 janvier dernier alors qu’ils visitaient une prison, les trois employés du Comité international de la Croix rouge (CICR) – la Philippine Mary Jean Lacaba, ingénieur, comme l’Italien Eugenio Vagni et le délégué suisse Andreas Notter – seraient en vie, selon Sakur Tan, gouverneur de l’île de Jolo, qui se base sur des nouvelles données par un informateur mardi, après l’échéance de l’ultimatum imposé par le groupe Abou Sayyaf.

Mardi, Sakur Tan a décrété l’état d’urgence sur l’île de Jolo, au sud de l’archipel philippin (7000 îles), ce qui l’autorise à mener une opération armée contre les ravisseurs qui menacent de décapiter les otages. Et ce mercredi, la Croix-Rouge philippine a exigé des preuves de vie des trois otages.

Vernis islamiste

Pour justifier sa fermeté, le gouvernement philippin affirme que le groupe Abou Sayyaf fait partie de la nébuleuse terroriste Al-Qaïda. Une affiliation que conteste, sous couvert d’anonymat, un analyste suisse: «Il s’agit en fait d’un groupe criminel dépourvu d’objectif politique. Le groupe couvre ses activités criminelles d’un vernis islamiste. Mais il n’a aucun ancrage dans la population.»

Un point de vue que partage la Française Sophie Boisseau du Rocher, chercheur à l’Asia centre de Paris et qui vient de faire paraître L’Asie du Sud-Est prise au piège, un ouvrage en partie consacré aux Philippines.

«Comme je l’ai appris lors de mes derniers déplacements aux Philippines, les cellules d’Al-Qaïda en contact avec les différents mouvements musulmans au sud des Philippines ont beaucoup de mal avec Abou Sayyaf, parce que ce groupe n’écoute personne», raconte l’universitaire.

Et de souligner: «C’est un groupe rebelle qui refuse de négocier sur le plan politique. Il préfère agir les armes à la main. Abou Sayyaf est connu pour ses actions de banditisme. Il n’a jamais eu de programme politique.»

Reste que depuis la création de ce groupe en 1991, les gouvernements philippins successifs n’ont pas réussi à en venir à bout. «La capacité de résistance de ce groupe est étonnante», relève l’universitaire française, même si l’armée lui a porté des coups sévères ces dernières années.

Mauvais garçons

«Aujourd’hui, le groupe est constitué de jeunes peu formés, peu éduqués et mal encadrés. Ce sont des ‘mauvais garçons’ reconvertis en terroristes islamistes, puisque cet habillage se révèle plus lucratif que la lutte politique», ajoute-t-elle.

Ce groupe n’en est pas moins violent et n’hésite pas à tuer. En avril 2007, Abou Sayyaf a par exemple décapité sept otages chrétiens. «Leurs cibles sont généralement des Philippins chrétiens ou des Occidentaux. Mais des musulmans sont également pris pour cible pour de l’extorsion de fonds, ou autre», précise Sophie Boisseau du Rocher.

Abou Sayyaf agit principalement à Jolo, une île au sud de l’archipel philippin, une région à majorité musulmane, alors que les Philippines sont catholiques à 83%.

Des tensions anciennes

Sans agenda politique élaboré, le groupe Abou Sayyaf revendique néanmoins la création d’un Etat islamique et tire parti de la lutte depuis les années 70 entre les séparatistes musulmans et les autorités de Manille. Un affrontement dont les racines sont anciennes.

«Quand les Espagnols ont débarqué aux Philippines au XVIe siècle, ils sont tombés sur les Musulmans qui étaient arrivés aux portes de Manille. Ils n’ont pu les faire reculer au-delà de l’île de Mindanao», rappelle l’universitaire.

En conséquence, cette région au sud de l’archipel philippin a toujours été très mal contrôlée, que ce soit par les colons espagnols et américains ou par les autorités indépendantes chrétiennes.

Résultat: les îles du sud des Philippines ont été marginalisées, voire ignorées par Manille. «Il n’y a donc pas d’infrastructure, peu d’écoles et d’hôpitaux. Faute de perspective, la jeunesse locale privilégie souvent le banditisme», relève Sophie Boisseau du Rocher.

Un terreau sur lequel ont grandi les principaux mouvements séparatistes du sud des Philippines, parmi lesquels le Front de libération nationale Moro et les dissidents du Front islamique de libération Moro.

L’allié américain

«Pour se faire entendre, Abou Sayyaf lance des actions d’éclat et réclame la création d’un Etat islamique, revendiqué également par certains groupes indonésiens, qui serait formé des îles musulmanes indonésiennes, d’une partie de la Malaisie et du sud des Philippines», souligne Sophie Boisseau du Rocher.

Abou Sayyaf est donc aussi capable de saisir les opportunités politiques qui s’offre à lui. «Il n’est pas anodin que cette prise d’otages ait coïncidé avec la visite d’Hillary Clinton dans la région. Un voyage au cours duquel la secrétaire d’Etat a affirmé que les Etats-Unis allaient redevenir l’allié privilégié de l’Asie du Sud-est», note-t-elle, en rappelant que les Etats-Unis soutiennent et conseillent l’armée philippine dans sa lutte contre les rebelles.

swissinfo, Frédéric Burnand à Genève

Le Conseil fédéral a lancé mercredi un appel aux ravisseurs. «Nous en appelons à votre humanité. Sauvez la vie des otages», écrit le gouvernement, qui se dit «profondément préoccupé par leur situation et par les menaces qui pèsent sur leur vie». Ces trois employés du CICR «consacrent leur existence au service de la paix et des plus défavorisés», rappelle-t-il.

La Suisse ne relâche pas ses efforts et travaille avec le CICR et les gouvernements philippin et italien pour trouver une issue pacifique à cette prise d’otage, relève encore le Conseil fédéral.

Aux Philippines, le ministre de l’Intérieur Ronaldo Puno a déclaré être en possession d’«informations très fiables» selon lesquelles les trois otages sont vivants. «Nous cherchons toujours une solution négociée pacifique», a-t-il ajouté, précisant que l’armée philippine avait rétabli un cordon de sécurité de 2000 hommes autour des ravisseurs dans la jungle de Jolo.

Le lieutenant-colonel Edgard Arevalo, porte-parole de l’armée à Jolo, a expliqué de son côté que les forces de sécurité n’avaient pas lancé d’offensive ni d’opération de libération des otages par la force, malgré l’instauration la veille de l’état d’urgence sur l’île.

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