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«Il est devenu très difficile de financer ou d’assurer du négoce avec la Russie»

Nicolas Righetti

Très implanté en Suisse, le secteur du négoce des matières premières est fortement impacté par la guerre en Ukraine. De nombreuses entreprises tentent de mettre fin à leur dépendance à l’égard de la Russie, souligne Florence Schurch, secrétaire générale de l’Association suisse du négoce de matières premières et du transport maritime (STSA).

Peu connu du grand public, le négoce des matières premières est une activité clé de l’économie suisse, en particulier pour l’arc lémanique, le canton de Zoug et la région de Lugano. Selon la STSA, ce pôle d’activités représente 35’000 emplois et 4% du produit intérieur brut.

Malgré sa discrétion traditionnelle, ce secteur est régulièrement sous le feu des projecteurs car visé – directement ou indirectement – par des initiatives populaires au niveau fédéral. Actuellement, c’est à cause de la guerre en Ukraine que le négoce défraye la chronique. Trois quarts du commerce d’hydrocarbures et de céréales russes et ukrainiens seraient gérés depuis la Suisse, selon Le TempsLien externe. Rencontre à Genève avec Florence Schurch, secrétaire générale de la STSA.

Florence Schurch est née et a grandi à Genève. Elle a obtenu un Master en sciences politiques de l’Université de Genève et un Master en sécurité internationale de l’Université de Georgetown à Washington. Après différents postes au sein de la police fédérale, de l’ambassade de Suisse à Washington et du consulat général de Suisse à Francfort, elle a été pendant onze ans lobbyiste pour le compte du canton de Genève; à ce titre, elle était chargée de défendre les intérêts de ce canton dans les grands dossiers fédéraux. Florence Schurch a été nommée secrétaire générale de STSA en février 2020.

swissinfo.ch: Avec la guerre en Ukraine, à quels défis vos membres sont-ils confrontés?

Florence Schurch: Dans un premier temps, nos membres présents en Ukraine se sont attelés à assurer la sécurité de leurs équipes et actifs sur place. Certains bateaux sont néanmoins restés coincés à Marioupol mais, heureusement, l’ensemble du personnel a pu être rescapé.

Ensuite, à cause des sanctions contre la Russie, certains de nos membres sont face à de grandes difficultés. Il est devenu très difficile de financer ou d’assurer du négoce avec la Russie, notamment pour honorer les contrats existants. Par conséquent, beaucoup d’entreprises modifient leur modèle d’affaires et cherchent à ne plus dépendre de ce pays. 

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Est-ce que certaines banques basées en Suisse financent encore des transactions avec la Russie?

Chaque banque est libre d’adopter sa propre stratégie à condition bien sûr de ne pas violer les sanctions en vigueur. Néanmoins, dans la grande majorité de cas, les banques basées en Suisse vont bien au-delà de ce qui est requis par les sanctions. Il existe même des cas où des sociétés de négoce – complètement suisses et respectueuses des sanctions – ont vu leur compte bancaire clôturé. Cela a évidemment des conséquences sur l’emploi en Suisse.

«La grande majorité des banques basées en Suisse vont bien au-delà de ce qui est requis par les sanctions contre la Russie»

Quels sont les atouts de la Suisse pour votre secteur?

Parmi les nombreux atouts de la Suisse, je mettrais en avant la densité des banques spécialisées dans le financement du négoce. Mais un élément encore plus important est l’abondance d’une main-d’œuvre très qualifiée, notamment grâce à nos formations spécialisées. Je pense par exemple au Master en négoce des matières premièresLien externe de l’Université de Genève ou aux cours sur le financement du négoce de l’Institut supérieur de formation bancaireLien externe. Sans ces atouts, bien des entreprises de notre secteur seraient déjà parties à l’étranger pour réduire leurs coûts opérationnels et bénéficier d’une imposition plus clémente.

Dans votre secteur, quelles sont les grandes entreprises récemment arrivées ou parties de Suisse? Et qui sont vos principaux concurrents? Amsterdam, Londres, Singapour?

La situation est stable en Suisse. Récemment, nous n’avons pas observé de grands mouvements. En outre, il est naturel que plusieurs villes cherchent à attirer de sociétés de négoce actuellement basées en Suisse; néanmoins, ce n’est pas mon rôle de mettre en avant nos concurrents.

Un certain nombre d’acteurs suisses du négoce délocalisent des fonctions non essentielles vers des pays à bas coûts. Quelle est l’ampleur de ce phénomène?  

Ce phénomène de délocalisation vers des pays à bas coûts est très généralisé et pas du tout spécifique à la Suisse et à notre domaine. Néanmoins, j’ai récemment observé un ralentissement de cette tendance dans notre secteur, sans doute à la suite de la pandémie et de la guerre en Ukraine.

Votre secteur est régulièrement visé par des initiatives populaires. La dernière en date, l’initiative sur les multinationales responsables, n’a été rejetée que de justesse en novembre 2020. Quels sont les impacts de ces attaques?

Ces attaques récurrentes visent avant tout l’économie dans son ensemble. Je pense bien sûr à la votation sur les multinationales responsables, mais aussi celles sur les denrées alimentaires ou sur la fiscalité des entreprises. Même infructueuses, ces attaques déstabilisent l’économie et cela n’est pas bon du tout pour la Suisse. N’oublions jamais que ce sont les entreprises qui créent des emplois et qui permettent de financer la formation et des programmes sociaux. 

Votre secteur est passablement oligopolique. Par exemple, quatre géants mondiaux dominent le négoce des biens agricoles: ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus.

Je ne pense pas notre secteur soit fondamentalement oligopolique même si les médias mettent en avant quelques grandes sociétés. Néanmoins, la myriade des petits acteurs – pris dans leur ensemble – ont plus de poids qu’une grosse entreprise. Cette situation prévaut également au sein de notre association.

En 2019, le président de STSA a souhaité que la population suisse devienne aussi fière de ses traders (négociant-es en matières premières) que de leurs fromager-ères. Quels progrès à ce jour?

Ils sont énormes. Dans le passé, les négociants ne voyaient pas la nécessité de communiquer auprès du grand public pour une série de raisons, notamment les multiples audits auxquels leurs employeurs doivent de soumettre et la présence à l’étranger de leurs infrastructures (mines, silos, bateaux, etc.). Et les sociétés de négoce sont beaucoup moins connues du grand public que des entreprises comme Nespresso, Starbucks, BP ou Shell.   

Heureusement, l’année passée, le conseil d’administration de notre association a opté pour une stratégie de communication active. Notre but est d’éviter les soupçons dus à l’absence de communication. De plus, nous ne souhaitons pas laisser le champ libre à nos détracteurs. Cette communication beaucoup plus intense est, dans une large mesure, assurée par la STSA.

Concernant les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), diriez-vous que l’attitude de la Suisse est avant-gardiste ou plutôt attentiste?

Les sociétés suisses de négoce sont complètement avant-gardistes sur ce point même si cela n’est pas suffisamment reconnu. Prenons l’exemple de Rainforest Alliance, une initiative qui vise notamment à protéger les forêts et la biodiversité. Des sociétés de négoce actives dans le café sont fortement impliquées dans cette organisation: néanmoins, ce sont avant tout d’autres entreprises, beaucoup plus connues, qui communiquent sur les résultats de Rainforest Alliance.

Votre association organise régulièrement des cocktails à Berne à l’attention des parlementaires fédéraux. La classe politique suisse a-t-elle une bonne compréhension de votre secteur?

Absolument! Nous rencontrons régulièrement les parlementaires fédéraux et même les membres du Conseil fédéral. Il n’en demeure pas moins qu’un effort substantiel doit être fait en Suisse alémanique, tant au niveau de la communication que des contacts avec les politiciens et politiciennes.

«Pour le secteur du négoce, l’atout clé de la Suisse est l’abondance d’une main-d’œuvre très qualifiée»

La STSA compte 180 membres sur plus de 500 entreprises actives dans votre secteur en Suisse. De plus, certains acteurs clés comme Trafigura, MSC ou Glencore ne sont pas – ou plus – membres de votre association. N’avez-vous pas un problème de légitimité?

Une association comme la STSA, c’est comme un parti politique. Il y a des membres qui partent et d’autres qui viennent. Dans l’ensemble, nous sommes assez stables et je ne me fais pas trop de souci sur ce point.

À l’instar du monde bancaire, le secteur du négoce est un milieu extrêmement masculin. Pour quelles raisons?

Vous avez malheureusement raison. Pour mitiger ce problème, je fais tout mon possible pour mettre en avant des femmes leaders et tenter de faire des émules. Heureusement, 25% des élèves du Master en négoce des matières premières de l’Université de Genève sont des femmes. Ce pourcentage reste très bas mais nous venons de loin.

Parfois, les femmes sont aussi leurs propres ennemies: alors que les sociétés de négoce sont prêtes à les engager, le nombre de postulantes reste très bas. Plus généralement, concernant la promotion des femmes dans le monde du travail, la Suisse est très en retard. Je pense par exemple à la cherté des gardes d’enfants et au manque de crèches.

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