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Comment l’affaire Salinas et l’argent des cartels mexicains a ébranlé la Suisse

Carla del Ponte et Valentin Roschacher
Carla Del Ponte, procureure de la Confédération, et Valentin Roschacher, responsable de la lutte anti-drogue à la police fédérale, en 1998. C'est avec l'affaire Salinas l'on commence à voir beaucoup les deux magistrats - jusqu'à la télévision américaine. Keystone / Alessandro Della Valle

Dans les années 1990, le Mexique devient le théâtre d’un gigantesque trafic de cocaïne. Pour réinjecter les montagnes de billets amassées par les cartels dans l’économie légale, l’argent sale doit être blanchi, sous la protection des dirigeants du pays. La corruption est partout et deux noms s’imposent, ceux de frères: Carlos et Raul Salinas, «les Kennedy du Mexique».

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À 40 ans, Carlos Salinas est élu à la présidence. À ses électeurs, il promet une «nouvelle culture politique». Mais en coulisses, il ferme les yeux sur le trafic de drogue. Des sommes suspectes arrivent sur des dizaines de comptes en Suisse. Raul Salinas et son épouse, Paulina Castañon, ne vont pas tarder à être pris la main dans le sac. La scène se passe à Genève, aux guichets de la banque Pictet & Cie…

Dans le troisième épisode de la série, le podcast «Dangereux millions» suit le parcours des frères Salinas et raconte comment le scandale de blanchiment qui porte leur nom a marqué une génération d’enquêteurs et de procureurs suisses. Les journalistes Marie Maurisse et François Pilet ont notamment interrogé les anciens magistrats Bernard Bertossa et Carla del Ponte.

Le 15 novembre 1995, une femme très élégante s’arrête devant le numéro 29 du Boulevard Georges Favon, à Genève. Elle entre dans les bureaux de la banque privée Pictet & Cie. La cliente souhaite récupérer… 84 millions de dollars. En cash.

Cette femme s’appelle Paulina Castañon. Elle est venue en Suisse à la demande de son mari, Raul Salinas. Mais dès son arrivée au guichet, elle comprend que quelque chose cloche… Les banquiers ont pris peur et l’ont dénoncée à la police. Elle repart en toute hâte vers la gare Cornavin, où elle est interpellée et emmenée à la prison de Champ-Dollon. Le scandale est planétaire.

Le parquet de Genève ouvre une enquête. Le procureur Bernard Bertossa remonte la piste, et découvre des dizaines de comptes bancaires dans plusieurs banques suisses. Au total, plus de cent millions de dollars sont retrouvés… et immédiatement bloqués. C’est un record pour l’époque. Et une réussite pour la justice suisse, qui montre les muscles.

Une enquête qui patine

L’affaire est rapidement reprise par les autorités fédérales, qui s’engouffrent dans la brèche. Elles veulent donner un signal: la Suisse ne tolérera pas le blanchiment de l’argent de la drogue. Les preuves semblent accablantes. Le chef de la police fédérale, Valentin Roschacher, et la procureure Carla Del Ponte s’imaginent que le dossier sera rapidement bouclé. Ils se trompent.

Les mois passent, puis les années. En réalité, l’enquête patine. Les Salinas usent de tous les rouages de la justice suisse et multiplient les recours pour récupérer leur argent.

En 1999, ils obtiennent une première victoire. Carla Del Ponte se fait carrément rappeler à l’ordre par la plus haute autorité judiciaire suisse. Elle aurait outrepassé ses pouvoirs. L’enquête lui est retirée, et «l’affaire Salinas» tombera peu à peu dans l’oubli.

En 2008, les autorités suisses ont finalement restitué 74 millions de dollars à Mexico. La décision indique que «les enquêtes suisses et mexicaines n’ont pas permis d’établir l’origine manifestement criminelle des fonds» détenus par les Salinas. Les juges ont estimé que cet argent sale ne provenait pas des cartels, mais du détournement de fonds publics.

La Suisse sauve la face

«C’était une histoire passionnante, se souvient le journaliste d’investigation Ian Hamel, qui avait suivi l’affaire de près. Elle montre aussi la difficulté de la justice suisse à aboutir dans ce genre d’affaire de blanchiment. Elle dépend entièrement de la justice du pays d’origine, qui doit d’abord prouver le crime. Et dans le cas du Mexique, la collusion entre politiques et voyous est grande. Ce crime n’a donc jamais prouvé, et la Suisse n’a pas pu entrer en matière.»

L’accusation de détournement de fonds public a permis à la Suisse de sauver la face. Elle a permis d’éviter de restituer directement les millions aux Salinas, et de les verser au gouvernement mexicain en guise de réparation.

Cet échec dans le dossier Salinas n’a pas freiné la carrière des magistrats suisses. Carla del Ponte est partie à la Cour pénale internationale, à La Haye, pour juger les criminels de guerre. Bernard Bertossa, lui, a continué ses enquêtes à Genève. Sur le terrain de la lutte contre la corruption et le blanchiment, il a lancé «l’appel de Genève», avec d’autres grands procureurs européens, pour essayer de faire changer la législation. Carlos Salinas reste aujourd’hui un personnage influent dans la politique mexicaine.

Coproduit par swissinfo.ch, Europe 1 Studio et Gotham City, «Dangereux millions» raconte comment la Suisse est devenue la lessiveuse des escrocs du monde entier. Le prochain épisode sera consacré à «l’affaire Mabetex» et remontera aux origines des relations troubles entre la Suisse et le Kremlin avec l’arrivée au pouvoir d’un jeune agent secret ambitieux: Vladimir Poutine.

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