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Monsieur Nestlé a le propos qui fait mouche

Reuters

Peter Brabeck a brandi dernièrement la menace d'une délocalisation du siège de son groupe si les salaires venaient à être plafonnés par la Confédération. Une idée dans l'air du temps. Retour à deux voix sur les déclarations controversées du président de Nestlé.

Nestlé est une «firme étrangère, installée depuis 143 ans en Suisse», détenue à 70% par des actionnaires étrangers, mais «fière de son histoire suisse», et publiant ses comptes en francs.

Dans un récent entretien à l’hebdomadaire alémanique Sonntag, Peter Brabeck expliquait aussi qu’au cas où l’Etat viendrait à imposer un plafonnement des salaires, Nestlé «devrait se poser clairement la question de savoir si la Suisse est toujours le bon endroit de résidence pour l’entreprise»… Tollé chez les politiques, émotion dans la population.

Professeur d’éthique du management à HEC Lausanne, Guido Palazzo juge crédible une délocalisation du siège de Nestlé. Des entreprises comme Chiquita ou Yahoo choisissent la Suisse pour des raisons fiscales, «on peut tout à fait imaginer que Nestlé, dont la majorité des clients et de la production n’est plus en Suisse, parte.»

«Je prends ces propos comme un signal fort envoyé au monde politique, rétorque Boris Zürcher, chef de la politique économique d’Avenir Suisse (groupe de travail proche des multinationales). Ce signal est: soyez attentifs aux bonnes conditions-cadres pour les entreprises globales, ici en Suisse.»

«Mais l’idée d’un départ de Nestlé ne doit pas être prise au pied de la lettre, considère-t-il. Un départ lui coûterait cher, Nestlé est perçue à l’étranger comme une entreprise suisse. La question serait aussi: où aller? Les pays importants mènent actuellement tous ce genre de discussions sur les rémunérations.»

A qui le pouvoir

Guido Palazzo trouve paradoxal le propos de Peter Brabeck. «Au début de l’interview, il dit: nous n’avons pas de pouvoir, c’est la politique qui a le pouvoir. Et il poursuit: si les politiques ne font pas ce que nous voulons, nous quittons le pays. La multinationale a donc le pouvoir. Il s’agit d’un exemple où les entreprises menacent le politique.»

En brandissant la délocalisation, le président de Nestlé utilise un argument typique de certaines multinationales pour éviter la régulation étatique, résume Guido Palazzo, qui y voit un symbole du rapport déséquilibré entre pouvoir politique et pouvoir économique. Les multinationales ont les moyens de s’organiser à l’échelle globale, les Etats non. «En tant qu’entreprise, on peut éviter la régulation. Ou, au moins, menacer, ce qui suffit souvent.»

Cet état de fait inquiète Guido Palazzo. Car il ne concerne pas seulement la question des salaires, «mais aussi les droits de l’homme, l’environnement, le réchauffement de la planète. (…) Les multinationales n’ont aucun intérêt à gérer ces aspects elles-mêmes. Elles se conduisent comme des opportunistes, en évitant les systèmes les plus durs de régulation».

Pour sa part, Boris Zürcher rappelle que le gendarme des marchés financiers (Finma), la banque nationale et deux initiatives populaires vont dans le sens de réglementations accrues.

«Il y a le danger qu’on aille trop loin. En dehors du cas des banques soutenues par l’Etat, Peter Barbeck a raison lorsqu’il refuse le plafonnement des rémunérations pour les entreprises actives sur le marché libre. Il demande de ne pas sur-réagir sur les rémunérations, qui ne sont pas une cause, mais un symptôme de la crise financière.»

Les pousser à agir

Aux yeux de Guido Palazzo, au contraire, l’Etat se doit de réguler les hauts salaires. «Il serait naïf d’espérer que les entreprises fassent elles-mêmes des pas en avant. Il suffit de voir le comportement des banques aujourd’hui aux Etats-Unis. Elles ont le même comportement autiste qu’avant la crise.»

Dans la menace de délocalisation, Guido Palazzo retrouve d’ailleurs un Peter Brabeck fidèle à lui-même. «La responsabilité de l’entreprise dans la société, pour lui, c’est la maximisation des profits. Ce qui entre dans la longue tradition des dirigeants de Nestlé, qui consiste à affirmer des positions très néolibérales.»

Peter Brabeck sous-entend aussi dans cet entretien que la rémunération des hauts dirigeants est un facteur clé pour la compétitivité de Nestlé. Guido Palazzo n’y croit pas, et nie toute réalité au prétendu marché mondial des managers. Une vision artificielle, selon lui. Qui plus est, haut salaire ne rime pas avec efficacité, «comme l’ont montré les banques».

Dans le secteur d’activité de Nestlé surtout, une multinationale doit pouvoir engager les meilleurs managers et payer cher s’il le faut, réplique Boris Zürcher. Surtout en Suisse, où le réservoir de talents est à la dimension du pays. «La rémunération est un élément clé pour la Suisse, pays tertiarisé dont le facteur de production central est le capital humain.»

«Les entreprises doivent surtout pouvoir disposer de toute la latitude d’action nécessaire, assure le représentant d’Avenir Suisse. En faisant venir un cadre indien, par exemple, une entreprise peut être amenée à le payer davantage pour lui permettre de faire venir sa famille et de l’entretenir. Bref, la flexibilité est une nécessité. Il faut éviter de la compromettre.»

Une inquiétude réelle

Dans Sonntag, Peter Brabeck assure que le refus de la semaine de 36 heures par le peuple suisse en 2002 a incité Nestlé à renforcer sa présence industrielle en Suisse. Un peu simpliste, constate Guido Palazzo.

Peut-être, mais le peuple suisse fait preuve de rationalité sur les votations touchant à l’économie, juge Boris Zürcher. Et la prévisibilité comme la permanence des conditions-cadres sont importantes pour les entreprises.

«Or nous sommes actuellement dans une situation où les émotions peuvent prendre le dessus. L’esprit revanchard [lié à la crise financière] est difficile à prévoir. D’où le signal fort donné par Peter Brabeck.»

Le président de Nestlé fait part d’une inquiétude plus large dans l’hebdomadaire alémanique. Il a l’impression que gouvernement et parlement suisses sont prêts à modifier le droit rapidement, sous la pression extérieure comme intérieure.

«On pensait le secret bancaire gravé dans le marbre, confirme Boris Zürcher. Mais sous la pression étrangère, le gouvernement a craqué plus vite qu’on ne l’attendait.»

Si la Suisse est connue pour la stabilité des conditions-cadres offertes à l’économie, «les changements ont été rapides dernièrement. Faut-il s’attendre à d’autres changements? L’inquiétude est grande.»

Pierre-François Besson, swissinfo.ch

Fondée en 1866 à Vevey, où elle a encore son siège, Nestlé est aujourd’hui active dans 130 pays et fait partie des 30 plus grosses entreprises du monde. Elle fabrique environ 10’000 produits différents et emploie quelque 280’000 personnes.

Quoi Le groupe est actif dans l’alimentation et les boissons, dont l’eau et les produits pour animaux de compagnie, la nutrition et les produits pharmaceutiques.

Combien Nestlé a investi 2,5 milliards de francs et créé plus 2300 nouveaux emplois ces dix dernières années en Suisse, où elle emploie plus de 9000 personnes.

Résultats Sur les six premiers mois de 2009, le groupe a vu ses ventes baisser de 1,5% (52,3 milliards de francs) et son bénéfice régresser de 1,9% (5,1 milliards de francs).

Deux initiatives populaires sont à l’agenda politique en Suisse. La première, «contre les rémunérations abusives», prévoit notamment que l’assemblée générale vote la somme globale des rémunérations du conseil d’administration, de la direction et du comité consultatif. Elle interdit aussi les indemnités de départ.

La seconde initiative, encore en préparation, est annoncée par la Jeunesse socialiste suisse. Intitulée «1:12 – pour de justes salaires», elle prévoit que la rémunération maximum versée par une entreprise ne puisse pas être plus de 12 fois supérieure au salaire minimal.

La Finma, autorité de surveillance des marchés financiers, veut édicter des règles plus strictes et contraignantes en matière de bonus, applicables dès l’an prochain. Le versement de bonus par les banques devrait se fonder sur l’inscription de bénéfices à long terme. Il devrait également intégrer l’ensemble des coûts impliqués par les risques encourus par les établissements.

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