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La Suisse, une «Belle au bois dormant»?

Martin Heller, un regard sans complaisance sur la Suisse actuelle. Keystone

Depuis les élections du 19 octobre, il semble que, pour la première fois depuis longtemps, la Suisse s’est mise à bouger.

C’est une illusion dangereuse, avertit Martin Heller, directeur artistique d’Expo.02, pour qui les vrais problèmes du pays sont oblitérés.

Les discussions actuelles sur le renouvellement du gouvernement (Conseil fédéral ) le 10 décembre ont ranimé le débat sur le système politique suisse. Pour certains, la concordance est menacée, tandis que d’autres espèrent une rupture qui débouchera sur de nouvelles perspectives.

Une polémique qui laisse de marbre le directeur artistique de feu Expo.02 Martin Heller. Selon lui, cet activisme politico-médiatique recouvre en fait une «quasi-paralysie politique.» C’est ce qu’il a déclaré dans une interview accordée à swissinfo.

swissinfo: La droite dure (Union démocratique du centre /UDC) peut-elle mettre la Suisse sur de bons rails, si elle réussit à placer Christoph Blocher au Conseil fédéral?

Martin Heller: c’est, à mon avis, totalement exclu. Un parti dont le concept culturel est d’essayer de maintenir ce pays artificiellement dans un silence de mort et de n’agir que là où ses propres intérêts sont servis n’est absolument pas capable d’amener le changement là où il est le plus nécessaire. Ni susciter des initiatives, de l’élan et de l’enthousiasme pour faire de la Suisse un pays plus dynamique que ce qu’elle est actuellement.

swissinfo: Mais, les médias et le monde politique trouvent que les discussions actuelles sont extrêmement passionnantes.

M.H.: Je ne vois pas les choses ainsi. Vraiment pas. Je crois que toute cette excitation, tous ces frétillements recèlent en eux un problème bien plus grave.

Ce théâtre d’opérette – maintenant avec l’élection du Conseil fédéral – cache d’autres problèmes plus fondamentaux. Il nous empêche de regarder et de voir là où il faudrait agir.

swissinfo: Où faut-il agir, selon vous?

M.H.: Ces quatre dernières années, j’ai vécu une Suisse très divisée. La politique, la culture, l’économie se sont mises à fixer leur propre agenda. Il y a très peu de personnes ou d’institutions qui exploitent tout le potentiel social du pays. C’est, selon moi, un premier domaine où il faut agir.

Je crois aussi, surtout après mon expérience à Expo.02, que les quatre cultures traditionnelles de la Suisse s’éloignent les unes des autres. Or, je ne vois aucune volonté de vivre cette diversité culturelle de manière productive, d’amener ces différences dans une discussion commune.

De plus en plus, ces quatre cultures n’arrivent plus à communiquer entre elles. Parce que les compétences linguistiques diminuent et parce que l’acceptation de la langue anglaise est très différente d’un endroit à l’autre. Ces quatre cultures ont, en outre, une conception différente de ce qui serait bien pour elles et pour le pays.

Pourtant, cette diversité culturelle est tellement intéressante, tellement séduisante. En réalité, nous sommes heureux lorsque nous ne devons pas nous toucher les uns les autres. Nous pensons ainsi avoir évité les conflits, malgré le blabla officiel sur la cohésion nationale.

Et puis, il y a encore un grand thème politique: le fédéralisme. Je suis convaincu que la Suisse ne peut plus se l’offrir, du moins dans sa forme actuelle.

C’est une perte d’énergie par rapport aux problèmes plus importants. Ce travail sur des broutilles, ce marchandage d’avantages régionaux et cantonaux, c’est une tentative de vivre et de penser dans des parcelles.

Au vu des problèmes, de l’Europe, de la nécessité d’aborder culturellement de nouveaux thèmes et un nouveau rythme, une telle manière de faire n’est plus possible. Nous ne pouvons plus nous permettre ce gaspillage de forces.

swissinfo: une réforme des institutions politiques pourrait-elle améliorer la situation dans ce domaine?

M.H.: On espère toujours des réformes, bien sûr. Mais je ne sais pas comment cela devrait fonctionner. Je constate – surtout après mon expérience à Expo.02 – que la politique a fortement perdu en importance auprès des citoyens.

Nous ne nous définissons plus par la politique, et encore moins par des partis politiques. Les seuls qui ne l’ont pas encore remarqué sont les politiciens.

Nous nous définissons bien davantage par des activités culturelles, par notre vie quotidienne ou par beaucoup de choses qui font de la Suisse est encore et toujours un pays où il fait bon vivre.

Mais le spectacle que nous offre aujourd’hui le monde politique est indigne. Et cela, aucune réforme ne pourra le faire changer.

swissinfo: l’Union européenne gagne en taille et en poids politique avec l’élargissement à l’Est. L’ «Alleingang» suisse risque de durer encore un moment, avec ou sans Christoph Blocher au Conseil fédéral. Quelles conséquences cet isolement aura-t-il pour nous?

M.H.: Je vois plusieurs conséquences possibles. On peut bien sûr être opposé à une adhésion de la Suisse à l’Union europééenne. Il y a aussi des artistes qui, pour des raisons qui les regardent, sont de cet avis. Mais, si on veut rester en dehors, il faudra savoir utiliser nos compétences culturelles. Elles constituent un avantage compétitif pour le pays, aujourd’hui plus encore qu’hier.

Un isolement européen de la Suisse ne peut donc être compensé que par un excès de performances culturelles qui doivent nous garder en mouvement et ouverts sur le monde. Un excès dont l’UDC et les autres partis ne rêvent pas une seconde.

Il y a autre chose: dans les autres pays européens, et cela est valable aussi pour les pays de l’Est où je séjourne souvent, on sent que la pensée européenne va de soi. Une telle évidence recèle beaucoup d’énergie et pousse à faire changer les choses, à instaurer des coopérations.

La génération active en Suisse à l’heure actuelle est en train de passer à côté de cela. Comment veut-elle, dans ces conditions, aller chercher les compétences nécessaires pour prétendre avoir sa place en tant qu’île au milieu d’une Europe unie? Notre mythe insulaire a presque un effet autodestructeur.

swissinfo: Globalement vous n’êtes pas très optimiste. En tant qu’homme de culture, n’avez-vous pas de visions sur ce à quoi la Suisse devrait ressembler?

M.H. : Bon, je vis ici avec plaisir. Pendant l’expo, j’ai eu le sentiment de vivre dans un pays qui se laisse mettre en mouvement. Mais il faudrait davantage de courage, de la part des individus, de certains médias, de certaines personnes de premier plan, du courage pour des discussions qui pourraient mettre un terme à la quasi-paralysie politique que nous vivons.

Il y a tellement d’argent dans ce pays et pourtant on n’entend que plaintes et volontés d’économies. Mais la Suisse compte tellement de gens capables, tellement d’habileté à jouer un rôle international. Consciemment, nous préférons mettre cela sous le boisseau.

Une des réactions les plus intéressantes que j’ai reçue à propos de l’expo est venue d’Autriche. Un politicien est venu vers moi pour me remercier de travailler, à ce moment-là, en Autriche. Il avait vu Expo.02 et l’avait trouvée fantastique.

Mais il y avait quelque chose qu’il n’avait pas compris. C’était pourquoi la Suisse officielle avait si peu exploité cet événement. Pour affronter l’avenir, la seule vision possible, c’est de sortir de cette somnolence.

Interview swissinfo, Jean-Michel Berthoud
(traduction et adaptation: Ariane Gigon Bormann)

Martin Heller (né en 1952) est historien de l’art et ethnologue.
En 1986, il est nommé conservateur au Musée des arts appliqués de Zurich. Il en devient directeur en 1989.
A partir de 1997, il est directeur du Musée Bellerive de Zurich.
Entre 1995 et 1997, Martin Heller a été professeur invité à la Haute école d’Etat pour les arts appliqués de Karlsruhe.
Entre 1999 et 2003, il a été directeur artistique d’Expo.02.
Martin Heller dirige depuis 5 mois sa propre entreprise (Heller Enterprises). Il écrit des livres et prépare des expositions.
Depuis mai 2003, il dirige la candidature de Brême au titre de ville culturelle européenne en 2010.

– Les élections législatives du 19 octobre et le renouvellement du gouvernement le 10 décembre donnent à la Suisse, selon les médias et la politique, des bouffées quotidiennes de chaleur.

– Martin Heller voit les choses très différemment. Pour l’ex-directeur artistique d’Expo.02, cette excitation est un «théâtre d’opérette» qui empêche de voir les vrais problèmes du pays.

– Martin Heller ne pense pas que l’UDC soit capable de remettre la Suisse sur de bons rails

– Martin Heller a également la dent dure contre le fédéralisme, qui est, à ses yeux, «une tentative de parcelliser la pensée en Suisse.» La Suisse ne peut plus, selon lui, se permettre un tel «marchandage sur des broutilles».

– Enfin, Martin Heller ne pense rien de bon de l’isolement politique de la Suisse au sein de l’Europe. «Notre mythe insulaire a presque un effet auto-destructeur», dit-il.

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