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Le monde où la matière change de lois

Loin de l’œil du microscope le plus pointu, les phénomènes quantiques se révèlent dans les détecteurs géants du CERN. Keystone

Etre en même temps rouge et bleu, passer par deux trous à la fois, tourner simultanément dans les deux sens: ces propriétés farfelues n’appartiennent qu’aux objets quantiques. Depuis Zurich, un Pôle de recherche national (PRN) plonge dans l’infiniment petit.

«Si je le traduis dans notre vocabulaire classique, vous verrez à quel point c’est absurde», dit Klaus Ensslin lorsqu’il évoque l’intrication quantique, cet état où deux photons séparés, mais intriqués («emmêlés») changent en même temps de polarité, même à des kilomètres l’un de l’autre, sans communiquer d’une quelconque manière.

Dans ses labos des caves de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, on manipule de très petites choses dans des mini chambres froides à quelques fractions de degrés au-dessus du zéro absolu. Et les murs sont pendus au plafond, pour éviter que les vibrations du bâtiment ne troublent les expériences.

Dans son bureau, entre livres savants, tableau noir et dessins d’enfants, trône, avec d’autres objets vintage, une calculatrice d’avant l’électronique. Et quand le directeur du nouveau PRN «Science et technologie quantiques» la met en marche, elle ferraille et cliquette comme toute une usine en miniature.

swissinfo.ch: Dans le monde de l’infiniment petit, les objets se comportent de manière bien déroutante…

 

Klaus Ensslin: En effet. L’étudiant en physique qui entre dans la mécanique quantique passe un sale moment. Ça a été mon cas, et je sais que c’est le cas de mes étudiants. Parce que vous apprenez ces lois et vous vous dites «mais comment puis-je me faire une image intuitive de ce qui se passe ?» Puis vous finissez par vous habituer.

Par exemple, une particule tourne sur elle-même, comme une toupie. Dans le monde quantique, ce mouvement peut se faire à la fois dans le sens des aiguilles d’une montre et dans le sens inverse. Ou alors, vous envoyez une particule dans deux ouvertures et elle passe dans les deux à la fois !

swissinfo. ch: A quelle échelle se situe la frontière entre monde quantique et monde «normal» ?

K.E.: C’est une des questions fondamentales. A ce jour, la frontière n’est pas complètement établie. Un des buts de ce PRN est justement de faire des systèmes qui sont de plus en plus grands [jusqu’au diamètre d’un cheveu actuellement] et qui suivent encore les lois de la mécanique quantique.

On sait déjà que les atomes et la plupart des molécules sont gouvernés par la mécanique quantique. Certains disent que l’essentiel de la chimie – comme le fait de mettre deux atomes ensemble pour faire une molécule – est en fait de la mécanique quantique.

swissinfo.ch: Quelle est la part de recherche fondamentale et de recherche appliquée dans ce PRN ?

K.E.: Nous nous intéressons aux questions fondamentales, mais je crois que nous sommes tous d’accord que nous ne changerons pas la mécanique quantique. Bien sûr, si nous y parvenions, ce serait un succès fantastique. Apprendre quelque chose de fondamentalement nouveau, qui vous dit que vos prédécesseurs avaient tort, c’est le meilleur qui puisse arriver à un chercheur.

Mais jusqu’ici, il n’y a pas une seule expérience au monde qui contredise les lois de la mécanique quantique.

Donc, ce que nous faisons, c’est d’utiliser ces lois pour faire de l’ingénierie. Et ça, c’est nouveau. Maintenant, les choses que nous manipulons, à ce stade, on ne peut pas les vendre à qui que ce soit. Il n’y a d’ailleurs que très peu de compagnies industrielles qui sont intéressées…

swissinfo.ch: Parmi elles, tout de même, IBM, puisqu’on parle beaucoup d’ordinateur quantique. Comment ça marche ?

K.E.: Pour l’instant, c’est un concept théorique. Un ordinateur classique est construit sur le système binaire. Tout ce qu’il traite est traduit en une série de 0 et de 1. Avec l’ordinateur quantique, les bits classiques deviennent des bits quantiques ou QBits, qui ne sont pas 0 ou 1, mais 0 et 1 en même temps, voire plus de choses différentes encore.

A première vue, ça a l’air horrible: je perds la précision de mon ordinateur. Mais il y a certains problèmes qui sont plus faciles à résoudre de cette manière. Comme la factorisation en nombres premiers. Vous prenez un grand nombre et vous essayez de trouver les nombres premiers qu’il faut multiplier entre eux pour obtenir ce nombre. De tête, le seul moyen de le faire, c’est d’essayer. Et un ordinateur classique fera la même chose. C’est pour cela que l’opération est très difficile, même pour nos meilleurs ordinateurs actuels.

C’est là que l’ordinateur quantique entre en scène. Si on en avait un, il pourrait le faire en quelques étapes.

Mais on en est encore loin. Les meilleurs ordinateurs quantiques ont quelque chose comme 10 QBits, soit la puissance d’un système classique des années 50. Et le plus grand nombre que l’on a pu factoriser est 15, en 5×3… ce qui vous montre où on en est. Mais c’est une expérience incroyablement compliquée.

swissinfo.ch: Mais pourquoi tant d’efforts ? Nos ordinateurs actuels fonctionnent très bien. A quoi servirait un ordinateur quantique ?

K.E.: Il est clair qu’on ne va pas taper des textes sur un ordinateur quantique. La plupart de ce que nous faisons aujourd’hui, nous continuerons à le faire sur des ordinateurs classiques.

Malgré cela, une société de l’information comme la nôtre a besoin d’un nouvel ordinateur, j’en suis convaincu. Maintenant, si vous me demandez ce que nous pourrons faire avec, je pourrais vous citer quelques exemples, mais tout serait probablement faux. Simplement parce qu’une nouvelle découverte crée sa propre technologie. Quand on a inventé le transistor dans les années 50, personne ne pensait à un ordinateur portable, ou à des paiements par Internet… ou simplement à Internet.

swissino.ch:La Suisse, place d’excellence pour la mécanique quantique ?

K.E.: En Suisse, tout est toujours petit. Si je considère mon domaine, soit le transport des structures quantiques par les semi-conducteurs, vous avez de nombreux groupes qui travaillent là-dessus dans la région de Boston, entre M.I.T . et Harvard, alors que nous sommes très peu. Et c’est la même chose pour d’autres domaines. Mais en Suisse, nous avons de très bonnes personnes dans chaque domaine. Et je pense qu’au niveau mondial, nous avons le plus beau réseau sur la manipulation et la compréhension des systèmes quantiques.

Face aux mystères de la pensée humaine, certains chercheurs, mais également nombre de mages et de chamans soutiennent l’idée que celle-ci pourrait être régie par des mécanismes quantiques.

Charlatanisme ? Klaus Ensslin n’a «pas de commentaires» à faire sur le sujet. Il existerait néanmoins des

phénomènes biologiques que l’on peut qualifier de quantiques. Ainsi la photosynthèse, par laquelle les plantes convertissent l’énergie du soleil en énergie chimique. Le rendement est de plus de 95%, loin devant les meilleures de nos cellules solaires. La vitesse est la clé. Le transfert a lieu si rapidement que peu d’énergie est gaspillée en chaleur. On pense que ce transfert est en fait essentiellement instantané. Et ceci ne s’explique que par la mécanique quantique.

Le «GPS des oiseaux» serait un autre exemple. Les grands migrateurs s’orientent grâce au champ magnétique de la Terre. Et la manière dont cette information magnétique est traitée par le cerveau reste incompréhensible sans les lois de la mécanique quantique.

Elle est déjà dans le commerce. Un des leaders est IDQuantique, fondée par le physicien Nicolas Gisin à Genève. En principe, c’est le nec plus ultra de la sécurité informatique, grâce au fait que la particule quantique change de comportement lorsqu’elle a été observée. Le destinataire du message sait alors immédiatement que celui-ci a été intercepté. Récemment, deux équipes de chercheurs ont toutefois réussi à pirater le système. Il reste donc à perfectionner.

Titre: PRN Science et technologie quantiques.

Contribution fédérale pour les quatre premières années: 17,1 millions de francs (renouvelable deux fois).

Réseau: Les deux institutions-hôtes sont l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) et l’Université de Bâle. Le PRN concerne 33 groupes de recherche dans tout le pays, avec une forte participation de l’Université de Genève, de l’EPF de Lausanne et du laboratoire d’IBM à Rüschlikon.

Directeur: Professeur Klaus Ensslin.

Objectif: La visée de ce PRN s’étend du développement d’applications techniques en informatique quantique jusqu’à l’étude de nouveaux paradigmes en recherche physique fondamentale.

Contenu: D’un domaine largement hypothétique, la science quantique expérimentale et la mécanique quantique sont devenues des champs de recherche aux ressources techniques considérables. Le PRN procède d’une approche pluridisciplinaire mettant à contribution la physique, la chimie, les sciences de l’ingénieur et l’informatique.

Deuxième du genre: Centré sur l’EPFL de Lausanne, un autre PRN, nommé «photonique quantique», est soutenu par le Fonds national depuis 2001 et jusqu’en 2013. Axé sur les photons, composants élémentaires de la lumière, et leur interaction avec la matière, il a notamment permis le développement du laser à cascade quantique, que la NASA va utiliser pour analyser la composition de l’atmosphère de Mars.

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