Des perspectives suisses en 10 langues

Le regard de l’extérieur sur la Suisse

"La Chronique" en français sera assurée par le journaliste et éditeur Bertil Galland. Collection personnelle

A force de se regarder le nombril, on court le risque de perdre la vision d'ensemble ou de se noyer dans les détails. Forts de ce constat, nous ouvrons une nouvelle rubrique Intitulée «La chronique».

Celle-ci donnera l’occasion à des observateurs critiques de comparer les expériences et les observations qu’ils ont pu faire durant leurs années passées en Suisse avec leur vie actuelle à l’étranger.

Notre vision de l’intérieur s’en verra ainsi corrigée et relativisée. De quoi affûter notre regard sur une réalité toujours ballottée entre l’intérieur et l’extérieur, entre ici et là-bas, un regard enrichi par cette expérience particulière.

«La chronique» vous accompagnera durant les mois à venir. Nous vous souhaitons à sa lecture de nouvelles perspectives et beaucoup de plaisir.

L’édition en français laisse la parole à Bertil Galland, journaliste, traducteur et éditeur bien connu. Mais vous pourrez retrouver également d’autres chroniqueurs dans les différentes langues de swissinfo.

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Géants suédois en Suisse: les immigrés milliardaires

Les autorités suisses n’ont ni le projet ni le moyen de piloter l’économie. Le gouvernement de Stockholm, tout au contraire, après la Seconde Guerre mondiale, suivit les préceptes de Keynes et d’un Allemand établi en Suède, Rudolf Meidner, deux théoriciens de l’interventionnisme.

Pour donner au pays un nouveau souffle, un plan fut négocié entre l’Etat, le grand patronat et les syndicats qui favorisa, par des avantages fiscaux, des investissements faramineux dans l’automatisation de l’industrie lourde. Mais il fut convenu que les sages leaders syndicaux modéreraient leurs exigences salariales dans les secteurs ainsi propulsés, afin d’éviter trop de disparités avec les autres branches économiques.

Dans les mines, l’acier, la métallurgie, le bois ou le papier, on observa dès lors une prospérité bien contrôlée et une classe ouvrière plus sûre d’elle et technicienne, à l’aise mais simple de goût, ouverte aux nouveautés en restant bricoleuse et proche de la nature, s’élevant vers le confort sans boursouflure bourgeoise.

En Suède, plus tôt qu’ailleurs en Europe, on introduisit des pratiques qui paraissaient américaines, le self-service et le do-it-yourself, mais on insista sur leur portée égalitaire, sur les égards envers les besoins de l’enfant, sur les préceptes de santé.

Nous cernons là le milieu social où le style du mobilier Ikea trouva ses premiers clients et parvint, par une publicité complice, à les transformer en adeptes, tout disposés à visser joyeusement leurs pieds de lit.

Simultanément Tetrapak, par des formes d’emballage repensées, une matière plastifiée et des rigueurs d’hygiène inspirées par la recherche bactériologique, apportait aux masses buveuses de lait les commodités quotidiennes d’un futur où disparurent les bidons d’autrefois.

En vérité, l’industrie lourde, premier souci du gouvernement social-démocrate, allait au devant de crises graves, de détraquements et de délocalisations dramatiques. C’est en marge de son marasme qu’une Suède d’avant-garde vit naître, sans les avoir prévus, les géants plus légers de la distribution mondialisée.

Ikea s’internationalisa pour cause de fureur des marchands de meubles traditionnels: ils voyaient Kamprad, parti d’une petite menuiserie et de la vente par correspondance, inventer le principe des meubles offerts en pièces détachées et propager cette mode avec un succès sidérant. Il faisait fabriquer en masse des éléments simplifiés, comme Ford, mais vendait en kit ses tables et ses canapés, réduisant drastiquement leurs prix.

Les concurrents cherchèrent à bloquer ses fournisseurs suédois. Ce fut cette manœuvre qui obligea Kamprad à se constituer un réseau à l’étranger. Ainsi, recherchant des fabricants à bas coût dans des pays toujours plus lointains, il put acquérir avant bien d’autres son expérience de la globalisation.

Nous voyons ainsi qu’une social-démocratie nordique très enracinée créa un premier marché national de salariés prêts à augmenter leur confort par le maniement du tournevis. Cette clientèle permit l’envol d’habiles et libres commerçants suédois aimant la sobriété gaie, l’objet pratique d’usage quotidien, le design de goût mais bon marché.

Leurs fournisseurs passèrent de la vieille Europe aux pays émergents, où, selon la stratégie conquérante du capitalisme classique, naissait et s’étendit une classe moyenne qui vint s’ajouter à la vaste clientèle occidentale, stimulée par des lâchers de ballons jaunes et bleus.

Après 1975, après les bouleversements pétroliers, des effondrements d’industries lourdes et les délocalisations de l’acier, certaines des grandes percées extérieures de l’économie suédoise furent l’œuvre de francs-tireurs et de quelques familles entreprenantes comme celle des Rausing, qui, avec Tetrapak, passa de la papeterie au lancement de nouveaux emballages. Comme celle des Persson qui créèrent dans la confection le réseau international de Hennes & Mauritz. Comme Ingvar Kamprad avec Ikea.

Or bien des innovateurs, à l’instar de grands artistes tels Ingmar Bergman dans le cinéma ou Astrid Lindgren dans les livres pour enfants, sentirent, à un moment donné, la Suède et les impôts personnels écrasants de la social-démocratie se refermer sur eux comme un étau. L’Etat ne craignit pas de prélever, dans certains cas, la totalité des revenus personnels.

Mais outre l’argent, qui détermina une importante émigration de Suédois vers la Suisse, c’est le climat du libéralisme helvétique qui les attira en bon nombre, tout comme la paix sociale, de bonnes banques, des communications commodes et une population amicale envers les milliardaires, discrètement envieuse de leur savoir-faire.

Bertil Galland

Bertil Galland est né en 1931 à Leysin (Vaud) d’un père vaudois et d’une mère suédoise.

Après des études de lettres et de sciences politiques, il se forme comme journaliste.

Il est également actif dans l’édition. Il dirige d’abord les “Cahiers de la renaissance vaudoise” de 1953 à 1971, puis crée sa propre maison d’édition en 1971.

Entre autres activités, il traduit en français des oeuvres scandinaves et crée la collection CH pour faire connaître les auteurs alémaniques et tessinois au public francophone.

Au plan journalistique, il participe à la création du “Nouveau Quotidien” en 1999.

Bertil Galland vit actuellement entre Lausanne et Richmont (Bourgogne).

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