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Le Yémen entre espoir, paralysie et désagrégation

Le président Saleh doit partir! Le cri des manifestants devant l’université de Sanaa. Reuters

Vendredi 18 mars a vu les violences les plus meurtrières depuis le début des manifestations contre le régime du président Ali Abdullah Saleh: au moins 41 morts dans la capitale. Malgré la menace de guerre civile, la politologue suisse d’origine yéménite Elham Manea garde espoir pour son pays.

Dans sa forme actuelle, le Yémen est un Etat jeune: c’est en 1990 que la république arabe du Yémen (nord) et la République démocratique populaire du Yémen (sud) ont fusionné. Ali Abdullah Saleh, qui avait accédé à la présidence du Nord Yémen en 1978, est alors devenu le président de cette nouvelle entité.

swissinfo.ch: Elham Manea, vous étiez récemment à Sanaa et vous avez participé à une manifestation. Comment était l’ambiance?

Elham Manea: J’ai ressenti de l’espoir et un élan chez les jeunes. C’était la première fois que j’avais le sentiment qu’un changement était possible, même si je vois bien que tous les facteurs parlent en défaveur de ce changement. Avant, j’avais presque perdu tout espoir pour le Yémen.

swissinfo.ch: Les manifestations ont gagné en importance ces derniers jours. Les forces de sécurités tirent à balles réelles contre les opposants au régime. Il y a des morts et des blessés. Aviez-vous prévu cette escalade?

E. M.: Pas à Sanaa, car il y a là-bas de nombreux membres des tribus du nord. Je m’étais plutôt attendue à ce que le gouvernement reste sur la réserve. Mais il semble que le régime soit devenu très nerveux.

swissinfo.ch: Qui sont les gens qui descendent dans la rue?

E. M.: Cela a commencé au Nord-Yémen avec des étudiants de l’université de Sanaa. Ensuite des étudiants d’autres villes se sont joints au mouvement.

Sur la place centrale de Sanaa, où je me trouvais le 28 février, il y avait parmi les manifestants des étudiants, des femmes au foyer, des islamistes, des journalistes, des membres d’ONG et des personnes issues des tribus. Bref, une population très large qui en a assez de cette forme de gouvernement et qui veut un changement.

swissinfo.ch: Existe-t-il un consensus à l’intérieur du mouvement d’opposition sur un programme politique pour le pays?

E. M.: C’est le problème. On lit sur les pages Facebook de ce jeune mouvement qu’ils souhaitent un Etats sécularisé, un Etat démocratique avec la séparation des pouvoirs et la justice.

Mais on remarque en même temps qu’ils parlent de changement sans savoir comment cela doit se passer. Il manque une «feuille de route». Et qui succédera à Saleh? C’est la question. Les jeunes tout particulièrement veulent édifier un système. Mais jusqu’à présent, leur mouvement n’est pas dirigé.

Un changement sans violence ne semble guère possible dans le contexte yéménite. Cela provient du fait que le clan du président Saleh contrôle tout: la sécurité, l’armée, les services secrets.

Les manifestants exigent que Saleh et son clan se retirent. Mais c’est difficile à obtenir. Ils ne vont pas tout simplement faire leurs valises et s’en aller. Le clan ne veut pas abandonner le pouvoir. Lorsque j’étais sur place, j’ai constaté qu’une partie de ce clan a commencé à se distancier de Saleh. Il se pourrait que le président soit sacrifié.

swissinfo.ch: Le président Saleh a promis la semaine dernière une réforme complète de la constitution, avec une vraie séparation des pouvoirs. Un nouveau gouvernement doit par ailleurs être formé. Mais l’opposition a rejeté ces propositions. Pourquoi?

E. M.: Ils n’ont pas confiance. Je veux dire, la jeune génération. Les membres de l’opposition plus âgés, qui ont autrefois toujours collaboré avec le gouvernement, refusent aussi, car ils n’ont pas d’autre choix. Ils remarquent que les gens dans la rue ne veulent plus de ce régime.

Saleh cherche un moyen de rester au pouvoir. Mais tout ce qu’il peut proposer est rejeté par les opposants. Et c’est une partie du problème, car cela signifie une paralysie qui peut conduire à une escalade.

swissinfo.ch: Le Yémen est considéré comme un Etat faible avec des structures tribales fortes, un taux de chômage élevé, énormément de corruption et beaucoup de pauvreté. Peut-on encore sauver un tel pays?

E. M.: Les jeunes croient que c’est possible. Et cette croyance est peut-être un début. Mais si je suis honnête et que je considère tous les facteurs négatifs, je vois alors un très grand défi. Pour résoudre ces nombreux problèmes, nous avons besoin d’une unité nationale et d’une direction qui aime davantage le Yémen qu’elle-même.

swissinfo.ch: Les experts en religions mettent en garde contre une guerre civile et les observateurs contre une désagrégation semblable à celle qui a eu lieu en Somalie. Ces craintes sont-elles justifiées?

E. M.: Une guerre civile est possible, lorsque l’on voit la brutalité avec laquelle les autorités répriment les manifestants au Sud-Yémen sous prétexte qu’il s’agit de séparatistes.

Mais une guerre civile n’est pas uniquement possible entre le sud et le nord du pays. Ces derniers temps, on a assisté à une polarisation entre le clan de Saleh et la confédération des cheiks Hamid et Sadiq al-Ahmar. Tout le monde sait qu’un faux-pas peut mettre le feu aux poudres.

En Somalie, on en était arrivé au même genre de situation juste avant la désintégration du pays, c’est-à-dire à un éclatement des structures tribales et à une paralysie.

swissinfo.ch: Voyez-vous des parallèles entre le mouvement de protestation au Yémen et ceux d’Egypte et de Tunisie?

E. M.: Les parallèles sont donnés: un taux de chômage élevé, la corruption, un système politique qui stagne, le manque de liberté, la pauvreté et une répartition inégale des richesses. Ce sont les mêmes problèmes dans tous ces pays.

Mais il existe aussi des différences essentielles. La Tunisie et l’Egypte sont des Etats anciens avec une solide identité nationale. Les tribus et les clans n’y font pas courir un risque d’éclatement.

En Egypte, il existe certes des groupes religieux différents, comme les musulmans et les coptes, mais aucun d’entre eux ne doute une seule seconde de son identité égyptienne. Mais au Yémen, si quelqu’un dit qu’il est Yéménite, vient alors tout de suite la question: «du nord ou du sud?».

Mais il est intéressant que les jeunes manifestants ne croient plus à ce clivage ethnique ou confessionnel. Ils disent qu’ils sont Yéménites, et ils y croient. Il y a peut-être un espoir que quelque chose bouge au travers de cette jeune génération.

swissinfo.ch: Comment la communauté international doit-elle réagir aux troubles au Yémen?

E. M.: Il faut dire clairement qu’on ne peut pas réprimer des manifestations pacifiques par la violence. On doit aussi à tout prix soutenir ce pays pour qu’il ne s’écroule pas. Sinon, nous aurons une seconde Somalie.

Le Yémen a vraiment besoin de l’aide au développement. Mais la corruption endémique empêche cela. On ne peut pas demander aux autres pays de venir apporter leur aide tant que le Yémen n’aura pas réglé ce problème de corruption.

Les violences les plus meurtrières au Yémen depuis le début de la contestation ont fait au moins 41 morts vendredi à Sanaa. Le président Saleh a regretté ces morts, mais annoncé l’instauration de l’état d’urgence et demandé que les manifestants évacuent la Place de l’Université, symbole de leur mobilisation.

Selon des sources médicales, outre les tués, au moins 200 personnes ont été blessées lorsque des milliers de manifestants anti-régime ont été pris sous le feu de partisans du président. Les tirs ont commencé lorsque les manifestants ont voulu démanteler une barricade qui bloquait l’une des rues menant à la place, et la fusillade a duré plus d’une heure et demie. Selon le correspondant de l’AFP, la police a lancé des grenades lacrymogènes sur les manifestants et a également tiré à balles réelles.

«Je condamne fermement les violences qui se sont produites aujourd’hui au Yémen», a déclaré Barack Obama dans un communiqué. Le président américain a appelé «le président Saleh à tenir sa promesse d’autoriser les manifestations à se dérouler pacifiquement».

(Source: AFP)

Le Yémen compte 22 millions d’habitants. 42% de la population vit sous le seuil de pauvreté et un tiers souffre de la faim.

La plupart des Yéménites sont musulmans – sunnites à 55% et chiites à 45%. Très présente jusqu’en 1948, la communauté juive se limite aujourd’hui à 400 personnes.

En 1990, la république arabe du Yémen (nord) et la République démocratique populaire du Yémen (sud) avaient fusionné pour former un seul Etat, la République du Yémen.

Le président Ali Abdullah Saleh est au pouvoir depuis 32 ans. Il est devenu président du Nord Yémen en 1978, puis président du Yémen réunifié en 1990.

Elham Manea est née en 1966 en Egypte d’une mère égyptienne et d’un père yéménite. Elle a vécu au total neuf ans au Yémen et visite régulièrement ce pays. Installée en Suisse depuis 1995, elle est mariée à un Suisse et possède la double nationalité suisse et yéménite.

Fille d’un diplomate, elle a étudié les sciences politiques à l’université du Koweït et à l’American University de Washington. Elle a passé son doctorat à l’université de Zurich, où elle enseigne aujourd’hui. Ses domaines de recherche sont la péninsule arabique ainsi que la place de la femme dans le monde arabe.

Docu. Le film ‘Citadelle humanitaire’ du réalisateur suisse Frédéric Gonseth évoque la question du Yémen. Il décrit les racines historique d’un pouvoir aujourd’hui vacillant, dans un pays qui n’a réussi qu’imparfaitement son unification et son passage de l’ère des clans à celle de la république citoyenne.

TSR. Il sera diffusé à la Télévision suisse romande (TSR2) à 23h10 le dimanche 27 mars 2011. 

Traduction de l’allemand: Olivier Pauchard

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