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Les clandestins ont désormais un visage

L'anthropologue lausannois Marcelo Valli. edipresse/Patrick Martin

Quelque 1350 sans-papiers ont déposé une demande de régularisation cette semaine à Genève. Mais leur nombre est bien plus important encore.

L’anthropologue Marcelo Valli a mené une étude à Lausanne. Il livre ses observations à Vanda Janka.

Le collectif genevois des sans-papiers vient de déposer 1353 dossiers de travailleurs irréguliers à la chancellerie cantonale.

Il réclame une régularisation collective pour ceux qui travaillent clandestinement ainsi que pour leur famille. Au total 2865 personnes sans statut dans le canton de Genève sont concernées.

La pointe de l’iceberg



Les défenseurs des clandestins n’ont pas manqué de rappeler que ce chiffre – impressionnant – ne représente encore que la pointe de l’iceberg.

Une affirmation d’ailleurs étayée par les travaux de Marcelo Valli. Mandaté par la Municipalité, l’anthropologue a effectué une étude très détaillée sur les immigrants irréguliers vivant à Lausanne.

Lancée en mars 2002 et publiée une année plus tard, cette recherche est une grande première en Suisse.

Les résultats sont éloquents. Entre 4000 et 6000 personnes vivent sans permis de séjour dans la capitale vaudoise. Pour l’ensemble de la région lausannoise, ce nombre s’élève à 10’000.

Autre découverte: 90% d’entre eux travaillent. Les femmes qui représentent plus de la moitié des sans-papiers font principalement des ménages ou gardent des enfants.

Quant aux hommes, on les retrouve dans l’hôtellerie et la restauration, le bâtiment ou les services (déménagement, distribution, jardinage etc.)

Mais si les clandestins ne sont pas au chômage, ils ne s’enrichissent pas non plus. Ils gagnent entre 1300 et 1500 francs par mois. Et paient entre 200 et 250 francs pour des logements qu’ils partagent généralement à plusieurs. Le taux occupation moyenne est de trois à quatre personnes par pièce.

Swissinfo: Votre rapport tord le coup à quelques idées reçues. On constate notamment que les femmes sont majoritaires parmi les immigrés clandestins.

Marcelo Valli: Selon nos estimations, elles représentent plus de 50% de la population clandestine vivant à Lausanne. Mais le plus surprenant, c’est que leur rôle a changé dans le processus migratoire.

Il y a quelques années encore, les femmes accompagnaient leurs époux. Aujourd’hui, elles immigrent seules. Quant elles ne précèdent pas le mari et les enfants restés au pays.

Elles travaillent généralement pour envoyer de l’argent à la maison et tentent de créer en Suisse les conditions-cadres propices à un éventuel regroupement familial.

swissinfo: Comment expliquer ce phénomène?

M.V: On peut objectivement affirmer que ces femmes viennent en Suisse parce qu’elles y trouvent facilement du travail. La majorité d’entre-elles font du ménage ou gardent des enfants. Autrement dit, des travaux qui ne sont ni stables ni bien rémunérés mais qui ont l’avantage d’être très demandés.

On pourrait résumer la situation en disant que ces travailleuses clandestines viennent se substituer aux mères de famille suisses qui, elles, exercent d’autres activités.

swissinfo: Est-ce que la migration clandestine s’organise en fonction des besoins de nos sociétés?

M.V: Ce nouveau type de migration irrégulière répond en effet aux besoins structurels de notre économie. La généralisation du travail des femmes, la multiplication des familles mono-parentales crée un besoin accru dans ce secteur d’activité. Les immigrantes ne font que répondre à cette demande.

swissinfo: Quand est-il de l’immigration masculine?

M.V: Les hommes occupent généralement les secteurs traditionnellement attribués aux anciens contingents de saisonniers. Soit l’hôtellerie et la restauration, le bâtiment et les travaux agricoles.

Ces domaines sont peu porteurs pour l’économie suisse et engagent volontiers une main d’œuvre saisonnière et peu rémunérée.

swissinfo: Les clandestins ont-ils de la peine à trouver un emploi?

M.V: L’étude réalisée à Lausanne démontre que 90% des immigrés clandestins, hommes et femmes confondus, ont un emploi, aussi précaire soit-il.

Ce qui est logique. Ces gens là ne peuvent compter que sur leur force de travail pour assurer leur survie. S’ils ne trouvent pas de job, ils font leurs valises et vont tenter leur chance ailleurs.

Les illégaux représentent d’ailleurs une population particulièrement vulnérable sur le marché du travail. Ils ne sont, en effet, pas en position de refuser les heures supplémentaires, les horaires irréguliers ou le travail sur appel.

En clair, ils forment une main d’ouvre extrêmement flexible qui répond parfaitement au nouveau credo de l’économie.

swissinfo: A vous entendre, on pourrait croire que le système économique, voire politique actuel, favorise l’émergence de travailleurs clandestins?

M.V: Je considère pour ma part que la nouvelle loi sur les étrangers est une véritable machine à fabriquer des clandestins.

Il est, en effet, illusoire de penser que les immigrants en provenance des pays européens sont encore disposés à effectuer certains tâches pénibles et mal rémunérées, qui sont pourtant essentielles au bon fonctionnement de nos sociétés.

De fait, certaines décisions étatiques contribuent à maintenir une catégorie de migrants dans la clandestinité.

A titre d’exemple, on sait que la lutte contre le travail au noir est légalement la meilleure arme contre la clandestinité. Pour autant, la législation en vigueur ne se montre pas particulièrement répressive à l’égard des employeurs qui engagent des sans-papiers.

swissinfo: Le phénomène migratoire n’est pas nouveau. Pourtant, aujourd’hui, plus que jamais, il pose problème. Comment expliquer cela?

M.V: Jusqu’à peu, les pays européens étaient les premiers pourvoyeurs de migrants, clandestins ou non. Aujourd’hui, ils viennent de beaucoup plus loin et sont aussi beaucoup plus nombreux. Et ce choc des cultures accentue le malaise.

Cette nouvelle réalité est un des résultats de la globalisation. Nos sociétés occidentales ont vendu au monde entier leur concept de bien-être et de consommation. Il est logique que, désormais, les populations des autres continents souhaitent également y accéder.

swissinfo, Vanda Janka

Portrait du sans-papiers lausannois

– Age: environ 30 ans.
– Salaire mensuel: entre 1300 et 1500 francs.
– Logement: verse entre 200 et 250 francs par mois pour cohabiter dans un petit appartement (même montant pour se nourrir).
– Durée de séjour: entre deux et trois ans.

Principales origines des sans-papiers à Lausanne

– Amérique Latine: entre 2000 et 3000
– Jeunes maghrébins: entre 300 et 500
– Déboutés de l’asile: entre 500 et 1000
– Ex-saisonniers: entre 300 et 500

– Entre 4000 et 6000 personnes vivent sans permis de séjour dans la capitale vaudoise. 10’000 pour l’ensemble de la région lausannoise.

– 292 enfants clandestins sont scolarisés à Lausanne, dont 70% sont des Equatoriens.

– La recherche s’est appuyée sur plus de 80 entretiens approfondis réalisés auprès d’une soixantaine d’institutions et 16 sans-papiers de 8 nationalités.

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