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Chronique d’un «non» annoncé au Tessin

Keystone

Selon les sondages, les Tessinois devraient rejeter massivement l'extension à la libre circulation le 8 février prochain. Cette fois, la crainte d'un afflux de travailleurs roumains et bulgares dépasse largement le seul électorat europhobe de la Ligue des Tessinois.

«Afin de ne pas se retrouver au Tessin avec 20’000 chômeurs; pour éviter la baisse de nos salaires; pour défendre nos biens des criminels de l’Est; pour ne pas jeter aux toilettes ce qui reste de notre bien-être: votez NON!».

L’appel volontairement provocateur du tonitruant leader de la Lega dei Ticinesi, Giuliano Bignasca, en première page de la dernière édition de son journal dominical Il Mattino della Domenica, n’en reflète pas moins ce que pensent une majorité de Tessinois qui n’adhèrent pas forcément à son mouvement.

Du monde du travail à l’administration, en passant par le patronat, nombreux sont ceux qui affirment qu’ils glisseront un non dans l’urne, le dimanche 8 février. Selon les derniers sondages, ils seraient 69% à se ranger dans le camp des opposants au sud des Alpes, contre 53% dans les cantons les plus europhobes de Suisse.

L’effet de l’Italie et la question des Rom

Si la Bulgarie fait moins parler d’elle, il n’en va pas de même de la Roumanie. Les débordements tout azimut en lien avec l’arrivée massive de Rom dans le Nord de l’Italie, venus gonfler les bidonvilles de plusieurs centres urbains dont Milan, n’a pas échappé aux Tessinois. Préoccupés par leur sécurité, ils sont nombreux à craindre de voir surgir de tels campements aux quatre coins du canton.

Le lancinant problème des cambriolages, parfois accompagnés d’actes de violence dans le sud du canton, et dont les auteurs qui ont été arrêtés sont le plus souvent des citoyens roumains, ne fait rien pour arranger la situation. «Les travailleurs qualifiés dont la Suisse pourrait avoir besoin arrivaient déjà avant. Dès lors, je ne vois pas pourquoi nous devons ouvrir les portes du pays», confie Enrico, un travailleur social italien, naturalisé suisse.

«Et même si la plupart d’entre eux ne sont pas des criminels, j’aimerais rappeler que rares sont les cantons qui, durant la guerre d’ex-Yougoslavie, ont accueilli autant de ressortissants des Balkans que le Tessin! Nous n’avons pas besoin de nouveaux ressortissants de l’Est, nous en avons bien assez comme ça», déclare Fabio, un jeune physiothérapeute locarnais, qui se dit insensible aux arguments avancés par les partisans de l’extension.

Le sceptre de la sous-enchère salariale



«Je voterai non, c’est clair. Je ne crois pas un seul instant à cette histoire de clause guillotine. Avec mon vote, je tiens à donner un signal…», explique pour sa part cet enseignant, qui ne craint pas pour son emploi mais, se dit «exaspéré par l’insistance des milieux économiques à vouloir imposer le oui. La preuve que le dumping salarial existe et qu’il profite au patronat», ajoute-t-il.

«C’est vrai, le danger est réel et nous allons nous montrer particulièrement vigilants et augmenter les contrôles le cas échéant», reconnaissait récemment Renzo Ambrosetti, co-président du syndicat Unia et membre de la Commission tripartite fédérale sur les mesures d’accompagnement à la libre-circulation des personnes, pourtant favorable à la reconduction des accords bilatéraux.

Chiffres rassurants

«Bien sûr que la sous-enchère salariale existe et ça ne date pas d’hier! Au Tessin, nous avons près de 50’000 ouvriers frontaliers et 7-8’000 travailleurs intérimaires (moins de 90 jours) italiens qui se rendent chaque jour chez nous. Ça suffit!», martèle à l’envi Giuliano Bignasca, convaincu qu’un oui dans les urnes le 8 février prochain entrainerait une augmentation massive du nombre de chômeurs au sud des Alpes.

Et même si plusieurs études et rapports présentés ces dernières années par la Commission tripartie et l’Institut de recherches économiques auprès de l’Université de la Suisse italienne ont mis en évidence, chiffres à l’appui, que la libre circulation des travailleurs a permis de dynamiser l’économie et le marché du travail, l’ombre de la récession a cédé le pas à l’incertitude.

La crise, ennemie du «oui»

En décembre dernier, le nombre des sans emplois recensés au sud des Alpes, flirtait avec les 5% (4,8%) et 500 travailleurs de plus que le mois précédent se retrouvaient sur le carreau, alors que 90 entreprises du canton annonçaient l’introduction du chômage partiel.

La montée en puissance de la crise ne fait rien pour rassurer les citoyens. Ainsi, il y a quelques jours, Agie Charmilles (Georg Fischer) annonçait une importante suppression d’emplois au sein de son groupe, dont 59 postes dans son usine de Losone, aux portes de Locarno.

L’annonce faisait suite à d’autres mauvaises nouvelles, émanant de joyaux de l’économie locale tels que Rapelli (alimentation) à Stabio, Cablecom (télécommunications) à Manno, Akris (textile) à Mendrisio, Nemerix (haute technologie) à Manno et Crédit Suisse (finance), notamment. Et, selon les analystes, la situation devrait encore empirer au cours des mois à venir. Même le secteur du bâtiment, réputé solide, commence à donner les premiers signes d’essouflement.

Le non des ouvriers…

Le danger du chômage et de la pression salariale sont aussi dénoncés par le Comité ouvrier contre la libre exploitation des travailleurs, constitué il y a quelques semaines. «Un oui équivaudrait à approuver une nouvelle forme de pauvreté qui devrait être prise en charge par l’Etat. En Suisse comme en Europe, la seule conséquence de la libre circulation des travailleurs a été la diminution progressive des salaires des ouvriers et l’aggravation des conditions de travail», estime pour sa part Donatello Poggi, employé des ateliers de CFF Cargo à Bellinzone et membre du comité de grève «Giù la mani dalle officine».

«On n’arrête pas de nous rappeler que les caisses du canton sont vides. Pourquoi devrions-nous accepter de partager le peu qui nous reste avec des nouveaux arrivants, qui n’ont jamais contribué à les remplir jusqu’ici? », demande cette vendeuse et maman d’une fillette qu’elle élève seule.

…et celui du patronat

«Pas question d’accepter. A mes yeux c’est aussi une question de niveau de vie et d’image de la Suisse qu’il faut impérativement préserver», estime pour sa part ce promoteur immobilier, qui admet pourtant que la majorité des acquéreurs d’appartements en propriété par étage qu’il construit au Tessin sont des travailleurs originaires de l’Est, installés depuis plusieurs années dans le canton.

Pour Meinrad Perler, viticulteur au Arzo, sud du canton, la libre circulation des biens et des personnes ne peut être que nuisible: «Ces accords entraînent une hausse du chômage avec des retombées négatives sur l’Etat et permettent à des multinationales de profiter de travailleurs pour des salaires de misère. Le seul moyen de faire tourner l’économie globale, c’est de réduire nos besoins et de permettre aux plus pauvres de devenir des consommateurs».

Face à cette marrée d’opposants, d’Airolo à Chiasso, les défenseurs de la libre circulation peinent à se faire entendre et à inverser la tendance.

swissinfo, Nicole della Pietra

Le Tessin est le plus europhobe des cantons suisses.

Massif. Jusqu’à présent, lors de votations fédérales, ses citoyens ont massivement rejeté tous les objets conduisant à un rapprochement de la Suisse avec l’UE.

NON! Selon les derniers sondages, 69% des votants devraient glisser un «non» dans l’urne le 8 février prochain.

Idem. Ils seraient 39% en Suisse romande et 53% en Suisse alémanique à partager cet avis.

Les virulentes campagnes orchestrées par la Ligue des Tessinois de Giuliano Bignasca y ont largement contribué.

Étrangers. Au Tessin, près d’un travailleurs sur deux est d’origine étrangère, soit 44,6% de la main d’œuvre active dans le canton.

Hausse. Leur nombre a progressé depuis de 2,1% depuis 2002.

La majorité des travailleurs étrangers proviennent d’Italie, du Portugal et d’Allemagne et d’ex-Yougoslavie.

Secteurs. Largement présents dans la construction et l’industrie hôtelière, leur nombre a récemment progressé dans des secteurs tels que la finance et l’administration.

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