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Rose Fischer, cent ans et le goût de la vie

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Elle est domiciliée dans le fameux «9-3», au nord de Paris. Mémoire du 20e siècle, Rose Fischer, devenue centenaire en 2008, vit néanmoins au présent. Récit d'une magnifique rencontre.

«Il faut voyager tant qu’on le peut. Absolument. L’argent est secondaire. Les voyages, ce sont une richesse qu’on peut garder, cela ne prend pas de place».

Une «leçon de vie»? Rose Fischer réfute l’expression en disant que les leçons ne servent à rien, que chacun doit faire avec le caractère qu’il a. La rencontre avec cette formidable centenaire valait bien le déplacement au Blanc-Mesnil, au nord-est de Paris.

Pourquoi Rose Fischer vit-elle là? Parce que sa destinée est associée à l’usine «Bouillon Kub» de Maggi, un nom bien helvétique, créée là en 1930, et prise en main par celui qui allait devenir son mari, Eugène Fischer.

Blanc-Mesnil et Bouillon Kub

L’usine, qui emploiera jusqu’à 250 ouvriers, est d’importance pour la petite ville d’alors. Outre la question de l’embauche, on y évalue alors la météo à l’aune des odeurs de bouillon! L’entreprise va traverser les décennies, la guerre. Après différents agrandissements et différentes restructurations, l’usine du Blanc-Mesnil fermera ses portes en 1972.

Eugène et Rose Fischer, quant à eux, se sont mariés, ont eu des enfants, et ont fait construire le pavillon de la rue Voltaire au tout début des années 50. Au moment de la retraite d’Eugène Fischer, ils se surprennent eux-mêmes en décidant de rester en Ile-de-France.

«Nous avions acheté un appartement dans l’Oberland zurichois, en nous disant qu’à la retraite de mon mari, nous retournerions probablement là-bas. Et peu à peu, on a vu qu’on avait davantage de racines ici. Qu’on aurait perdu beaucoup d’amis en partant». L’avantage des racines, c’est qu’elles repoussent.

«9-3»

Le Blanc-Mesnil, village provincial, puis petite ville industrielle au début du 20e siècle, cité périphérique aujourd’hui, appartient au sulfureux «9-3», soit le département de la Seine-Saint-Denis, marqué notamment par les émeutes de 2005.

«9-3», un mot qui fait immédiatement réagir la vieille dame. «Regardez le jardin, ces petites rues… Ce qu’on voit à la télévision n’est pas tout le 9-3! Dans les médias, on relève toujours ce qui est triste, mais pas ce qui va bien. Et si quelque chose de négatif arrive à Neuilly, on n’en parlera pas, mais dans le 9-3, on le soulignera!»

Un discours qu’on n’attend pas nécessairement de quelqu’un né l’année où a été produite la première Ford Model T. Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises.

Ainsi Rose Fischer n’est-elle pas particulièrement déstabilisée par les changements sociaux qu’a connue la banlieue nord-est. «Ce sont parfois les autres qui doivent me le rappeler. Mon fils, par exemple, m’a dit un jour: j’étais le seul blanc dans le train. C’est vrai, il y a beaucoup de gens de couleur. Moi, cela ne me frappe pas: j’ai l’habitude, c’est comme ça».

Rose Fischer a longtemps été l’épouse d’un chef d’entreprise. Ce qui ne l’empêche pas d’être outrée par l’immoralité du patronat d’aujourd’hui. «Maintenant, ce ne sont plus que des actionnaires, qui n’ont plus le cœur au bon endroit. Ils ne voient pas les ouvriers, ils ne voient pas les personnes. Mon mari connaissait presque chacun des ouvriers de l’usine. On ne peut plus demander cela, mais les patrons devraient se rendre compte de la vie très dure qu’ont les gens en ce moment».

Vive l’informatique!

En cent ans, Rose Fischer, qui continue de lire Libération ou Le Monde, a vu tourner la planète, ses innovations. Qu’est-ce qui lui plaît particulièrement dans la réalité de ce 21e siècle?

«Je suis toujours étonnée par tout ce qu’on peut faire avec un ordinateur, s’enthousiasme-t-elle. J’ai assisté au moment où on a installé l’électricité chez nous. J’avais cinq ans quand j’ai pu appuyer sur l’interrupteur, et c’était miraculeux ! Or les avancées qu’il y a maintenant sont bien plus importantes!», dit-elle en avouant qu’elle adorerait se mettre à Internet, mais que «ce n’est pas raisonnable».

Par chance, elle a un locataire qui s’y connaît en informatique. Ce jeune Iranien, étudiant en ethnolinguistique, vit chez elle depuis cinq ans. Et a décidé de créer un blog au nom de Rose Fischer. Sa démarche tient en une phrase: «Il y a des mémoires qu’il ne faut pas laisser disparaître».

Mémoire

La première fois que Rose Fischer est venue à Paris, c’était en 1927. Etudiante à l’Ecole de commerce de Zurich, elle y est envoyée pour un stage. «J’étais fille unique, très surveillée. Donc quand je suis arrivée à Paris, j’étais comme un chien qui avait perdu son collier», se souvient-elle.

«Une liberté que vous ne pouvez pas imaginer, continue-t-elle. Je sortais, et je sortais! J’adorais Paris. Et j’adore encore Paris, même si j’y vais moins régulièrement – on ne veut plus que j’y aille seule, maintenant.»

Vous saisit alors l’envie de laisser couler les anecdotes. Ainsi celle de la «première gifle». Rose avait six ans, vivait dans le canton de Zurich et avec une camarade, avait fait le guignol derrière un monsieur qui annonçait des choses dans un porte-voix. Mais voilà: on était en 1914, et le monsieur en question annonçait la mobilisation générale. La maman de Rose n’avait guère goûté à l’humour de sa fille qui, elle, n’avait pas saisi la dimension dramatique de la situation…

Printemps

Aujourd’hui, Rose Fischer a donc 100 ans et quelques mois. Et une ouverture d’esprit que nombre de gamins de 60 ans pourraient lui envier. «Vous voyez les bons côtés, pas les ennuis qu’on a quand on est vieux! Mais c’est vrai, j’apprécie la chance que j’ai de pouvoir lire, de pouvoir parler, de profiter de la vie», dit-elle.

Quoi qu’il en soit, le statut de centenaire implique des arrangements avec la vie. «C’est une situation assez scabreuse. On me demande des fois si je suis d’accord de faire quelque chose à telle date. Que voulez-vous que je dise? Je ne fais pas de projet à long-terme. Mais j’ai des rendez-vous à quinze jours», dit-elle.

On admire alors sa lucidité et son incroyable dynamisme… «Parfois je m’étonne moi-même, répond-elle. Quand j’ai planté mes tulipes l’automne dernier, je me suis dit que je ne les verrais sans doute pas fleurir. Et finalement, j’ai déjà vu les perce-neige arriver, pourquoi pas les tulipes?»

Et Rose Fischer éclate de rire.

swissinfo, Bernard Léchot à Paris

La commune de Le Blanc-Mesnil est située dans le département de la Seine-Saint-Denis (93) et la région Île-de-France, à sept kilomètres du périphérique au nord-est de Paris.

Le Blanc-Mesnil, situé à mi-chemin de Paris et de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, a une population de cinquante mille habitants.

Installée dès 1930 par la Société industrielle des spécialités alimentaires (SISA) , la filiale Maggi, connue sous le nom de «Bouillon Kub» s’installe au 192 avenue Charles Floquet et est dirigée par Eugène Fischer.

Avant la Seconde Guerre mondiale, elle emploie une centaine de salariés. Située entre la gare de triage et le champ d’aviation du Bourget et munie d’une batterie DCA ennemie installée sur le toit, elle devient la cible des bombardements anglais.

A la Libération, et à la suite de la fusion de Nestlé et de Maggi, elle devient une fabrique pour les petits pots pour bébé. L’usine emploie alors 250 salariés.

En 1969, Nestlé fusionnant avec Findus, l’usine du Blanc-Mesnil fabrique alors des crêpes et conditionne du poisson. En 1972, les activités de la société cessent.

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