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Christine Schraner Burgener: «Tant que les gens résistent, le coup d’État au Myanmar n’est pas acquis»

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Les gens continuent de manifester à Rangoun ce 25 mars 2021. Copyright 2021 The Associated Press. All Rights Reserved.

L’envoyée spéciale des Nations unies pour le Myanmar, Christine Schraner Burgener, espère que des négociations puissent ramener à la raison les généraux putschistes du Myanmar. Sinon, la Birmanie risque de plonger dans une crise humanitaire et la guerre civile.

C’est depuis Berne que Christine Schraner Burgener mène actuellement son mandat d’envoyée spéciale du secrétaire général de l’ONU pour le Myanmar. Une mission intense depuis le coup d’État mené le 1er février par le général Min Aung Hlaing. Largement opposés au putsch et à l’état d’urgence décrété par la junte, les Birmans subissent une répression de plus en plus brutale. Chaque jour, des manifestants sont tués par les forces de sécurité et des dizaines d’autres sont arrêtés la nuit sans inculpation.

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Christine Schraner Burgener. Keystone / Anthony Anex

L’ancienne diplomate suisse tente d’agir en faveur d’une désescalade de la crise, comme la demande la Suisse et l’ensemble de la communauté internationale, y compris la Chine et la Russie. Un objectif que vise également l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) dont la Birmanie est membre.

Christine Schraner Burgener assure y travailler 19 heures par jour. Elle se lève tôt, afin d’avoir le plus de temps possible pour parler à ses deux collègues sur le terrain, aux manifestants, aux ministres, aux ambassadeurs et aux ONG. Et, jusqu’à tard dans la nuit, elle participe aux briefings du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations unies à New York, ainsi qu’à des vidéoconférences avec des ministres des affaires étrangères.

«Dimanche dernier, je suis sortie faire une heure de marche pour la première fois en six semaines», précise Christine Schraner Burgener, sans se plaindre.

Longtemps, l’envoyée spéciale des Nations unies a évité les apparitions dans les médias. Ce qui lui a été reproché, tout comme sa faible condamnation des massacres et du nettoyage ethnique à l’encontre de la minorité musulmane rohingya qui ont culminé fin 2016: «Si je l’avais fait, je n’aurais été qu’une voix parmi d’autres. Mon travail était différent», dit-elle aujourd’hui. Pour mener à bien son mandat – soutenir la démocratisation du Myanmar – elle a dû se faire discrète. C’était le seul moyen pour elle de développer et maintenir ses contacts avec l’armée, la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi et les minorités ethniques du pays.

Christine Schraner Burgener est née à Meiringen (Berne) en 1963 et a grandi au Japon. Elle a rejoint le service diplomatique du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) en 1991. Après des postes au Maroc, à Berne et à Dublin, Chrisitine Schraner Burgener est devenue directrice adjointe à la Direction du droit international du DFAE et cheffe de la Division des droits de l’homme et du droit international humanitaire. À partir de 2009, elle a été ambassadrice en Thaïlande et, à partir de 2015, en Allemagne. Trois ans plus tard, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, l’a nommée envoyée spéciale des Nations unies pour le Myanmar. Et ce, quelques mois seulement après l’expulsion de centaines de milliers de membres de la minorité musulmane rohingya par l’armée birmane. En 2022, elle prendra la tête du Secrétariat d’État aux migrations (SEM).

Avec le coup d’État, cette prudence est devenue obsolète. Christine Schraner Burgener considère qu’il est de sa responsabilité d’informer le public sur la guerre ouverte menée par l’armée contre la population birmane. «C’est une question de vie ou de mort», dit l’envoyée spéciale.

swissinfo.ch: Juste avant notre entretien (22 mars), vous avez tenu une vidéoconférence de trois heures avec des personnalités clés des manifestations prodémocratie de toutes les régions du Myanmar. Que vous ont-ils dit?

Christine Schraner Burgener: Tout le monde était extrêmement frustré. Ils avaient lu et entendu suffisamment de déclarations et de discours de la part des représentants des gouvernements et de l’ONU. Ils souhaitent une intervention militaire internationale pour empêcher l’armée birmane de commettre de nouveaux crimes contre l’humanité.

Ma tâche ingrate est de leur expliquer qu’il n’y aura pas d’intervention de ce type. Une résolution de l’ONU fondée sur la responsabilité de protéger nécessiterait une décision du Conseil de sécurité de l’ONU. Une telle résolution est empêchée par le veto de la Chine et de la Russie. La réaction de mes interlocuteurs à ce sujet est la suivante: «Alors, qu’un seul État envoie son armée.»

Mais au moins, il n’y a désormais aucun pays qui approuve la situation actuelle au Myanmar. Les critiques des membres de l’ASEAN sont de plus en plus vives. Il y a quelques jours, l’Indonésie a annoncé qu’elle souhaitait organiser un sommet de l’ASEAN sur le Myanmar en collaboration avec les Nations unies. Mon espoir est que l’armée se rende de plus en plus compte qu’elle est complètement isolée.

Mais les généraux de la junte s’en soucient-ils encore? Lors de votre dernier contact avec l’armée, le chef adjoint vous a dit que les forces armées birmanes se préparaient à une période d’isolement, comme au temps de la dictature qui s’est maintenue pendant un demi-siècle.

C.S.B.: De fait, l’armée estime qu’un retour à l’ère d’avant 2011 est possible. À mes yeux, cependant, il s’agit d’une illusion. Nous vivons en 2021, la population ne se laisse plus faire. Dix années de démocratisation ne peuvent être simplement annulées. Beaucoup de jeunes qui sont maintenant dans la rue ne connaissent rien d’autre que la liberté. Pour quelqu’un qui a 20 ou 25 ans aujourd’hui, il est absolument normal de pouvoir s’exprimer librement et que les médias critiquent le gouvernement et l’armée. Malgré les revers essuyés ces dernières années, j’ai toujours été étonnée de voir à quel point le peuple birman exprime ouvertement ses critiques aujourd’hui. L’armée a complètement sous-estimé cela. Et cette fois, ce ne sont plus seulement les moines qui descendent dans la rue, comme lors des manifestations de 1988. La résistance traverse toutes les classes, tous les groupes de populations et toutes les religions. Et la plupart des groupes armés des minorités ethniques les soutiennent. C’est important, mais le conflit risque de dégénérer en guerre civile.

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Les manifestations continuent, comme à Mandalay ce 25 mars. Keystone / Stringer

Les protestations durent depuis bientôt deux mois. Un mouvement de désobéissance civile qui a poussé des centaines de milliers de personnes à cesser de travailler. La répression de la junte est toujours plus brutale et sanglante. Quelle est l’ampleur de la détresse de la population?

C.S.B.: Nous allons bientôt atteindre le stade de la crise humanitaire. La plupart des gens ne peuvent plus retirer d’argent, la nourriture se fait rare. Les soins de santé dans le pays se sont complètement effondrés. Ne parlons même pas de la prévention de la covid-19.

Avant même le coup d’État, le Myanmar comptait environ 300’000 personnes déplacées à l’intérieur du pays en raison de conflits avec des minorités ethniques. Rien qu’au cours des deux dernières années, 60’000 personnes supplémentaires ont été déplacées en raison de la guerre menée contre l’armée d’Arakan dans l’État de Rakhine.

Ces derniers jours, il a également été signalé que de plus en plus de personnes fuient Rangoun parce qu’elles ne se sentent plus en sécurité dans leur quartier soumis à la terreur des forces de sécurité.

C.S.B.:  Beaucoup de Birmans cherchent maintenant refuge auprès de groupes ethniques armés dans les campagnes ou fuient vers la Thaïlande. À la frontière, où vivent déjà des milliers de réfugiés birmans, des centres d’accueil sont actuellement mis en place. Cependant, la plupart des réfugiés tentent d’éviter ces centres dans un pays voisin, car la peur des autorités est trop grande.

Vous avez déclaré dans une récente interview que vous receviez environ 2000 messages par jour de la part des habitants du Myanmar. Que vous écrivent-ils?

C.S.B.:  Ils envoient souvent des vidéos des manifestations. Parfois, ça me rend presque malade. Par exemple, ils montrent des volontaires traînés hors d’une ambulance par des policiers qui les frappent à mort. J’ai également vu des vidéos qui montrent des policiers tirant à bout portant dans la tête de manifestants non armés. Récemment, j’ai reçu un message d’une parfaite inconnue qui m’a écrit qu’elle était prête à mourir pour la liberté. L’essentiel pour elle est que ses enfants ne doivent pas vivre à nouveau dans une dictature.

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À Mandalay, un manifestant abattu par les forces de sécurité birmanes le 23 mars dernier. Copyright 2021 The Associated Press. All Rights Reserved.

Le week-end dernier, les forces de sécurité ont tiré sur des dizaines de personnes lors de manifestations à Hlang Tharyar, un quartier périphérique de Rangoun. Depuis, beaucoup moins de gens se risquent à descendre dans la rue. La résistance est-elle brisée?

C.S.B.:  Non, seule la tactique des manifestants a changé. Jusqu’à présent, ils ne craignaient pas la confrontation avec les forces de sécurité. Maintenant, ils choisissent sélectivement des endroits où la police et l’armée ne sont pas encore présentes et disparaissent à nouveau dès qu’elles apparaissent.

Les manifestants sont devenus plus prudents, mais ils restent extrêmement déterminés. Je suis encouragée par cela. Parce que tant que les gens résistent, le coup d’État n’est pas acquis. Qu’il y ait donc d’autres victimes est, bien sûr, incroyablement tragique. Parfois, je désespère presque que nous ne puissions pas en faire plus.

La junte militaire semble prête à tout pour se maintenir au pouvoir. Même si des compromis devaient être trouvés, le mouvement prodémocratie n’est plus prêt à seulement revenir à la situation d’avant le coup d’État, lorsque le gouvernement civil partageait le pouvoir avec l’armée. Comment comptez-vous mener votre médiation?

C.S.B.:  Pour moi, il n’y a pas de compromis sur la question de savoir qui incarne le gouvernement légitime. Ce sont les représentants élus qui ont été arrêtés, qui se cachent ou fuient actuellement en Thaïlande. Cependant, j’ai des idées sur la façon de ramener l’armée à la raison. L’important ici – comme ailleurs en Asie – est que tout le monde puisse sauver la face. Mais pour mener ces médiations, je dois pouvoir parler personnellement avec les responsables.

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Christine Schraner Burgener lors d’une visite dans un camp de déplacés dans l’ouest du Myanmar le 17 juin 2018. Keystone / Nyunt Win

Vous avez deux membres du personnel sur place, mais depuis des semaines, vous cherchez une occasion de vous rendre en personne au Myanmar. Pourquoi n’y arrivez-vous pas ?

C.S.B.:  Certaines voix critiques au sein du Conseil de sécurité des Nations unies craignent que ma présence ne confère une légitimité supplémentaire au régime militaire. Mais je suis convaincue qu’il s’agit simplement d’une question de communication. S’il est clair dès le départ que je vais là-bas pour exprimer mon mécontentement à l’égard de la situation actuelle et pour trouver des solutions, cela ne contribue pas à légitimer la junte.

S’il n’y avait pas la pandémie, j’y serais probablement déjà.

Pourquoi votre présence est-elle si importante?

C.S.B.:  Certaines choses ne peuvent pas être discutées par chat vidéo. Lorsque je parle à l’armée par téléphone, les conversations sont toujours enregistrées. Cela signifie qu’il y a un risque que des passages soient coupés et replacés dans un contexte différent. Dans les échanges directs en revanche, il y a toujours des moments où vous pouvez murmurer des choses très confidentielles à quelqu’un, dans la perspective de négociations, ou peu après.

Et à quoi pourrait ressembler une solution dans laquelle les généraux pourraient sauver la face?

C.S.B.:  Je ne veux pas en dire trop. Il faut parler aux bonnes personnes. L’armée continuera d’exister. La question est de savoir qui va la diriger. Même au sein de l’armée, il y a ceux qui réalisent de plus en plus que la situation deviendra désespérée pour eux s’ils continuent ainsi.

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Ce 22 février, des manifestants brandissent un portrait d’Aung San Suu Kyi pour exiger sa libération. Keystone

Vous vous êtes rendu au Myanmar des dizaines de fois au cours des trois dernières années et avez rencontré à la fois Aung San Suu Kyi, avec laquelle vous entretenez une amitié de longue date, et des représentants de l’armée. Ce coup d’État vous a-t-il surpris?

C.S.B.:  J’ai averti à maintes reprises qu’il pourrait y avoir un coup d’État – même au sein du Conseil de sécurité. La plupart des gens pensaient que j’exagérais. Il était injuste de la part de la communauté internationale de critiquer personnellement Aung San Suu Kyi pour les atrocités commises par les militaires. Sa situation était impossible. Comment pouvez-vous gouverner quand l’armée a toujours un droit de veto et peut bloquer presque toutes les décisions? À un moment donné, Aung San Suu Kyi a tourné le dos à tout le monde et s’est attachée à faire avancer le pays pour lequel elle avait tant sacrifié, malgré l’opposition.

Vous savez comment elle va?

C.S.B.:  Non, je n’ai pas eu de contact avec elle depuis le coup d’État. Mais nous sommes en contact avec son avocat, qui nous a dit qu’elle semblait en bonne santé et très déterminée.

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