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Un tournant dans l’activisme politique en Suisse

Plus de 64% de «non» à la loi sur l’identité électronique lors de la votation populaire du 7 mars 2021. Benoit Gaillard et Daniel Graf, du comité référendaire trinquent à la victoire. À ce niveau, elle équivaut à une gifle pour le gouvernement et le Parlement. Keystone / Anthony Anex

64,4%: le «non» du peuple suisse à l’identité électronique est une défaite cuisante pour le gouvernement et le Parlement suisses. Mais surtout, ce verdict met en évidence la montée en puissance des activistes numériques. Le Parlement et les partis feraient bien de la prendre au sérieux.

Généralement, les autorités s’en sortent plutôt bien lorsqu’il s’agit de faire voter leurs lois. Elles l’emportent dans six cas sur dix. Mais si l’on considère la présente législature, entamée fin 2019, le gouvernement en est déjà à sa troisième défaite sur sept consultations référendaires, la dernière en date étant justement le vote sur l’eID du 7 mars.

Avec 64,4% de non – presque les deux tiers des votants -, le score est inhabituellement élevé. Dans les dix dernières annéesLien externe, on n’avait vu que deux fois un refus plus massif.

Un sondage après la votation a montré que le «non» venait avant tout des classes moyennes et inférieures et qu’il avait été porté par des gens qui se méfient de la politique.

Avec la numérisation, le cercle des acteurs politiques s’élargit. Les nouveaux acteurs remettent en question le monopole de l’État, des partis et des associations dans la vie publique. D’un point de vue démocratique, ce pluralisme est souhaitable. Mais il a aussi ses côtés problématiques. Trois thèses issues de la recherche sur la numérisation de la communication politique:

Thèse 1: La communication de masse devient une communication communautaire, qui diffuses ses messages de manière plus ciblée, mais qui divise l’opinion.

Thèse 2: La communication centrée localement est influencée par des acteurs mondiaux bien connectés, qui apportent leur expérience globale rapidement et partout.

Thèse 3: L’éventail de ce qu’il est possible de penser et de dire politiquement s’élargit, ce qui favorise les vues qui renforcent la méfiance envers la politique établie.

Cependant, le résultat de ce vote mérite aussi d’être examiné de plus près pour d’autres raisons: il témoigne de nouveaux mécanismes certes déjà esquissés dans la vie politique suisse, mais qui se sont manifestés ici pour la première fois avec autant de force.

Je vois quatre phénomènes qui expliquent le résultat de ce 7 mars.

Premièrement: l’opinion institutionnelle et non institutionnelle

Des divisions profondes entre l’élite politique et la base des citoyennes et citoyens se font jour à chaque fois que le discours au Parlement et lors de la campagne de votation ne rencontre aucun écho.

Il faut pour cela que les autorités et la population aient des valeurs et des intérêts opposés. C’est ce qui arrive en particulier quand les lobbyistes portent les intérêts économiques dans les rangs du Parlement et ignorent ainsi les conceptions bien ancrées du peuple des votants.

Dans le cas de la loi sur l’eID, on a vu s’affronter les objectifs d’une numérisation rapide, basée sur un partenariat public-privé et le désir d’une protection des données garantie par l’État, sans possibilité de commercialisation.

L’opposition a été renforcée par une alliance de la gauche, capable de lancer le référendum. Lors de la campagne, elle a été rejointe par les délégués des Verts libéraux et des dissidents de droite. Le camp du «non» a en outre bénéficié de l’appui de l’Union syndicale suisse et du canton de Vaud, qui s’exprimait au nom d’un groupe de cantons sceptiques. Ensemble, ils ont formé la voix des citoyens ordinaires dans cette campagne, et donc la base du refus.

Deuxièmement: des activistes profilés

Des activistes bien profilés sur un thème garantissaient une action crédible au-delà de l’opposition politique.

Le jour de la votation, celles et ceux qui avaient soutenu le «non» à la loi se sont targués d’avoir réussi le premier référendum populaire de Suisse. Ils ont réussi à mobiliser de nombreux «nerds» du secteur informatique et à mener une campagne professionnelle et crédible contre la proposition des autorités.

Par rapport aux précédentes campagnes comparables, on voit là une évolution remarquable. Car une partie des opposants critiques envers les autorités maîtrisent désormais presque à la perfection la forme numérique du combat politique. Aux outils de financement participatif et de récolte des signatures s’ajoute cette fois l’activisme numérique des citoyens. La campagne bénéficie d’influenceurs qui s’engagent dans des actions thématiques précises et limitées dans le temps, comme le ferait un mouvement politique.

Troisièmement: les gagnants de la pandémie

«Les partisans du référendum contre l’eID sont des gagnants de la pandémie, car ils ont reconnu à temps les signes de la crise du coronavirus»

Les partisans du référendum contre l’eID sont des gagnants de la pandémie, car ils ont reconnu à temps les signes de la crise du coronavirus.

Les mesures sanitaires persistantes ont paralysé la démocratie des assemblées communales. Les associations, autre fondement de la démocratie directe, ont également été touchées.

Mais ceux qui pensaient que cela allait entraîner un déclin de la participation politique, comme dans de nombreux autres pays, se sont trompés. La participation aux votations est en hausse depuis les années 1990. Il en va de même de l’intérêt pour la politique. Avec la crise du coronavirus, il a atteint des valeurs record.

Le 7 mars, 51% des citoyens se sont rendus aux urnes. Il ne serait pas surprenant que des changements typiques de cette nouvelle ère se manifestent à nouveau. Chez les hommes, qui aiment se faire une opinion par la discussion, la participation est ici en recul. Chez les femmes, elle est globalement en hausse. Les vraies créatrices de tendance sont désormais les jeunes femmes.

Quatrièmement: la société civile activée

Le nouveau type de mutation de la société civile se caractérise par des campagnes numériques couronnées de succès et un autre type de mobilisation.

«L’opinion publique critique active avant tout des groupes de la société qui s’en prennent aux entreprises et à l’État»

Des études internationalesLien externe l’affirment depuis longtemps: l’opinion publique critique active avant tout des groupes de la société qui s’en prennent aux entreprises et à l’État. Les points de discorde sont généralement le non-respect d’exigences fondamentales comme les droits de l’homme, la protection de l’environnement et la garantie de la sphère privée.

Ceci nourrit la méfiance. C’est une force motrice de l’engagement politique. Elle forme la société civile active d’aujourd’hui, qui n’est pas orientée commercialement et qui agit de manière non partisane.

En Suisse, elle s’est manifestée en 2016 en réaction à l’initiative de mise en œuvre de l’UDC, elle a marqué les élections fédérales de 2019 et en 2020, on en a parlé lors du vote sur l’initiative pour des multinationales responsables, qui a convaincu la majorité du peuple mais pas celle des cantons. Aujourd’hui, on a vu le phénomène à l’œuvre dans une campagne référendaire courte et vigoureuse, et il a entraîné ce rejet remarquable du projet officiel d’eID.

Ce que cela laisse présager pour l’avenir


«Les politiques feraient bien de prendre les défis de l’époque actuelle au sérieux»

Ce tournant dans l’activisme politique en Suisse pourrait continuer de faire école. La prochaine votation a lieu le 13 juin 2021 déjà – il s’agira entre autres de la loi Covid-19 et des mesures policières contre le terrorisme.

Malgré la pandémie, un nombre inhabituel de signatures ont été réunies dans les deux cas. Les comités se forment en-dehors ou en marge des partis et amènent de nouvelles personnes à la politique d’opposition. Et dans les mois à venir, il faudra compter avec des modes de défense surprenants de leurs points de vue dans l’arène publique.

Les politiques feraient bien de prendre les défis de l’époque actuelle au sérieux.

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