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Alerte enlèvement: lenteurs helvétiques

Keystone

Le meurtre d'une jeune fille de 16 ans relance le débat sur l'alerte enlèvement. Après quatre interventions parlementaires, la question est toujours à l'étude. Ce jeudi, elle revient sur la table à la Chambre haute. Sur Internet pendant ce temps, la société civile se mobilise.

«Aujourd’hui, la police peut interrompre une émission de radio pour annoncer qu’une planche de bois est tombée sur l’autoroute, mais elle ne peut rien faire lors de la disparition d’un enfant», rappelle mercredi Jean-Marie Bornet, chef de l’information de la police du canton du Valais, dans le quotidien Le Matin.

«Nous avons déjà un système qui relie les différentes polices et les chaînes de radio et de télévision du service public, poursuit le fonctionnaire. Il est prévu pour alarmer la population en cas de catastrophe. Rien n’empêche de l’élargir à l’alerte enlèvement».

Rien… si ce n’est la volonté politique.

Un drame de plus

De quoi parle-t-on? Il y a une semaine, mercredi 4 mars, Lucie, jeune fille au pair fribourgeoise, quitte la maison de la famille chez qui elle vit à Pfäffikon, sur les rives du Lac de Zurich pour aller faire du shopping dans la métropole.

Vers 22 heures, elle est vue pour la dernière fois à Baden (canton d’Argovie), à une vingtaine de kilomètres de Zurich, avec un Suisse de 25 ans. Et dimanche soir, Lucie est retrouvée morte au domicile du jeune homme, qui se rend le lendemain à la police et avoue son crime. Il a déjà été condamné en 2004 pour avoir violemment battu et tenté d’étrangler une collègue de travail.

Condamné à la rééducation en institution fermée, l’homme venait d’être libéré de façon conditionnelle. Il devait suivre une thérapie pour soigner sa dépendance à l’alcool et à la cocaïne.

Comment et pourquoi a-t-il tué cette jeune fille sans histoires ? L’enquête le dira. Mais en attendant, l’émotion dans le pays est immense.

Proposition concrète

L’alerte enlèvement aurait-elle permis de sauver Lucie ? Personne bien sûr ne peut l’affirmer. Mais ceux qui l’appellent de leurs vœux sont las d’attendre. Et par un hasard du calendrier, c’est ce jeudi qu’arrive à la Chambre haute la motion du libéral-radical Didier Burkhalter, la troisième sur le sujet en 18 mois.

«Ma proposition est très concrète, explique le sénateur à swissinfo. Si elle est acceptée, le gouvernement sera contraint d’élaborer une convention pour mettre en place un système comme celui qui fonctionne en France et qui a fait ses preuves».

Un système qui semble rencontrer quelques réticences dans la partie alémanique du pays. Question de sensibilité culturelle ? Au niveau européen, on sait par exemple que l’Allemagne y est hostile. Les autorités germaniques arguent que la plupart des enfants portés disparus réapparaissent dans les deux jours et craignent de voir se multiplier les fausses alertes.

Didier Burkhalter y voit plutôt un problème d’information. «Les Romands regardent la télévision française, ils sont donc plus sensibilisés. Mais une fois que le système est compris, que l’on voit son utilité, que l’on sait que c’est une pièce de plus dans l’arsenal dont disposent les enquêteurs, je crois qu’en Suisse alémanique aussi, on y adhérera».

Déjà trois motions

Au niveau du gouvernement par contre, les choses sont moins évidentes. A l’automne 2007, suite à l’émotion soulevée par le meurtre d’Ylenia (4 ans), la Chambre basse accepte deux motions pour la mise en place d’un système d’alerte enlèvement. Discussions et consultations commencent. Posément, à la manière helvétique.

Une année plus tard, en septembre 2008, Didier Burkhalter prie le gouvernement de faire le point sur l’avancée des travaux. En guise de réponse, la ministre de Justice et Police Eveline Widmer-Schlumpf commence par rappeler qu’en cas d’enlèvement, la poursuite pénale n’incombe pas à l’Etat central, mais aux cantons.

Le 18 décembre, avec 24 collègues, le sénateur neuchâtelois dépose la motion qui doit être examinée ce jeudi. Elle demande au gouvernement d’élaborer une convention de partenariat avec les cantons et les autres intervenants privés, à conclure «autant que possible durant l’année 2009».

Une montagne d’obstacles

Le gouvernement a d’ores et déjà recommandé le rejet de cette motion. Dans sa prise de position du 18 février 2009, il met à nouveau en avant le principe de la souveraineté cantonale, en rappelant à qui pourrait l’ignorer que celle-ci est «garantie par la Constitution fédérale».

Argument étonnant, lorsque l’on sait que le premier système d’alerte enlèvement national a été mis en place aux Etats-Unis, pays fédéraliste et où les états sont plutôt jaloux de leurs prérogatives

Mais en Suisse, on aime le travail bien fait. Il est donc précisé que pour garantir l’efficacité du système, il y a lieu d’en «étudier tous les impacts». «Or, poursuit le gouvernement, il reste des questions de nature technique, tactique, juridique, procédurale et financière à résoudre».

Malgré cette montagne d’obstacles, le gouvernement assure tout de même qu’il «mettra tout en œuvre pour que les travaux entrepris soient achevés rapidement». Traduction quelques lignes plus bas: «les conclusions […] sont attendues en 2010».

Mobilisation spontanée

Et tandis que les politiques discutent, la société civile, elle, se mobilise.

Dès les premières heures de la disparition, la famille et des proches de Lucie sont venus placarder des avis avec le portrait de la jeune fille dans la région de Zurich et de Baden.

Les proches et la famille d’accueil ont également lancé des appels sur Internet et créé un groupe sur le fameux site de réseautage social Facebook pour recueillir des renseignements. L’initiateur de ce groupe affirme avoir utilisé ce canal «à défaut d’un système d’alerte enlèvement».

En vingt-quatre heures, 10’000 personnes y adhèrent. Lundi matin, elles et ils sont 30’000 et, en fin de journée, bien après l’annonce du décès de la jeune fille, leur nombre a grimpé à près de 45’000.

Mercredi, alors que le site ne sert plus qu’à laisser des messages de sympathie, les gens touchés par le drame étaient plus de 60’000. La preuve – si besoin était – qu’une mobilisation rapide et massive autour d’un message simple est possible avec les médias d’aujourd’hui.

Pour Lucie, hélas, il est trop tard. Mais pour les autres…

swissinfo, Marc-André Miserez

L’image du sadique qui séquestre sa victime et la maltraite pendant des jours n’a que peu à voir avec la réalité. Dans la pratique, les policiers savent que la rapidité d’intervention est le facteur décisif.
Selon une étude américaine de 1993, sur 621 enlèvements d’enfants qui se sont terminés par un homicide, 44% des victimes ont été tuées dans la première heure, 74% dans les trois heures et 91% dans les 24 heures suivant l’enlèvement.

Inspiré des systèmes mis en place aux Etats-Unis (1996) et au Québec (2003), le dispositif français fonctionne depuis février 2006.

C’est le procureur de la République qui déclenche l’alerte, pour autant que l’on ait affaire à un enlèvement avéré, que la victime soit mineure, que son intégrité physique ou sa vie soient en danger, que des éléments d’informations permettent de localiser l’enfant ou le suspect et que les parents aient donné leur accord.

Le message d’alerte, qui doit être «simple, précis et solennel» est alors littéralement «matraqué» partout où cela est possible: radios, télévisions, gares, aéroports, panneaux sur les autoroutes…

L’efficacité semble totale: jusqu’ici, l’alerte a été déclenchée sept fois et si l’on excepte la première, qui était une fausse alerte (les enfants sont rentrés d’eux-mêmes), la ou les victimes ont à chaque fois été retrouvés en moins de 24 heures, grâce à des témoignages de personnes ayant vu ou entendu les messages.

Fort de ce succès, la France a suggéré aux 27 pays de l’UE d’adopter le système au niveau européen. Pour l’heure, les discussions sont en cours, mais les Français ont déjà procédé à deux exercices transfrontaliers, l’un avec la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, l’autre avec le Royaume-Uni.

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